mercredi 28 janvier 2009

Sans papier sans pitié


Sans papier sans pitié

Les sans papiers subissent misère, racisme, déracinement, maladie, esclavagisme. Ce sont avant tout des hommes, des femmes et des enfants poussés à migrer pour fuir la misère, la violence ou la tyrannie de leur pays. Les pays qui refusent de les accueillir aujourd’hui sont en grande partie responsables des fléaux qui chassent ces peuples de leurs pays. Ces maux ont été engendrés, entre autre, par le colonialisme passé et le capitalisme présent, par le soutien des régimes dictatoriaux et l’exploitation des richesses. Or, ceux qui ont nuit ainsi à leurs lointaines victimes voient en elles à présent une menace. Mais ne serait-ce pas d’eux-mêmes qu’ils devraient avoir peur, s’ils pouvaient se voir dans un miroir et contempler leur pouvoir de nuisance ?
Intolérance, inhumanité et ségrégation
Notre société revendique encore son appartenance à la tradition chrétienne, comme on a pu le constater à l’occasion des débats sur l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. Elle est pourtant loin de faire preuve de charité. Cette société ne se contente pas de laisser les miséreux livrés à leur sort. Elle chasse les sans abris, ferme les centres d’hébergement, expulse du territoire des enfants scolarisés et des familles le plus souvent menacées dans leurs pays d’origines. Elle refuse l’accès aux soins médicaux et use de la violence sur des personnes sans défenses. Pire, elle organise avec les Etats voisins cette persécution aveugle. A mesure que les états riches s’entendent sur des marchés commerciaux, ils s’influencent dans ce qu’ils ont de plus négatif, l’intolérance, l’inhumanité, la ségrégation. Ils justifient cela par des alibis comme le chômage ou le terrorisme. On peut se demander si la persécution des plus faibles et le maintient de cette faiblesse ne participent pas au système de production industriel. Ne maintient-on pas la situation de faiblesse des pays pauvres pour délocaliser sur place des industries ? On sait que, dans une certaine mesure, aider à redresser l’économie des pays ruinés, comme pendant le Plan Marshall, stimule le commerce. Mais un autre calcul, plus récent, plus cynique, peut montrer qu’exploiter les miséreux rend la production moins coûteuse et donc plus efficace. Ne nous dirigeons-nous pas ainsi vers un découpage du monde en continents producteurs et continents consommateurs ? N’est-ce pas le franchissement de cette frontière qui est aujourd’hui présenté comme intolérable lorsqu’on pourchasse les sans papiers ? On s’interroge sur les raisons qui motivent l’acharnement des dirigeants contre eux ? Sont elles économiques ? Idéologiques ? Anthropologiques ?


L’argument économique et le protectionnisme radical

Les raisons économiques sont le plus souvent revendiquées, sur un modèle mécanique populiste et xénophobe : autant d’étrangers, autant de chômeurs. Cet argument, loin d’être évident, ne correspond pas à la réalité. Avec lui, la nation apparaît comme un récipient dont il faudrait éviter le trop plein en le purgeant de ses éléments impurs. On retrouve en filigrane les thèmes grossièrement médicaux de l’organisme qu’il faut purger, de la contamination contre laquelle il faut se protéger, propres au racisme. On peut remarquer que ce modèle biologique est appliqué également aux entreprises qui entendent se délester de leurs employés. Les détenteurs de capitaux supposent qu’ils peuvent dynamiser la source de leurs revenus en conservant les meilleurs sujets et en faisant l’économie d’une certaine classe d’employés inutiles. Ceux qui donc ne seraient pas nocifs seraient tout au plus inutiles. Le simplisme dangereux de ces vues dissimule la complexité de la situation. L’immigration ne constitue pas une menace en elle-même. Elle est un élément essentiel de l’évolution et de la survie des sociétés. Les nations sont en réalité, et malgré leur rêve de pureté, le résultat d’un brassage ininterrompu des peuples et des civilisations. Les frontières sont des bornes artificielles et symboliques qui n’ont jamais contenu la mobilité des hommes. Ils vont et viennent, dans un sens et dans l’autre. Les français eux-mêmes s’en vont en grand nombre vivre à l’étranger. Quant au danger économique impliqué par le mouvement des populations, il n’est nullement évident. Au contraire, on peut considérer que la vigueur des pays tient à leur ouverture. Au point qu’une application stricte de l’idéologie qui voudrait imperméabiliser les frontières entraînerait certainement une catastrophe économique. Peut on imaginer une nation capable de subsister entièrement par elle-même matériellement ? Peut-on souhaiter qu’elle ne subisse aucune influence étrangère (nous n’apprendrions alors aucunement les langues et civilisations des autres pays) ?


Idéologie et sélection

L’illégalité et la clandestinité naissent d’un tri idéologique entre les immigrants. La loi crée ici le délit. De plus, le racisme s’accompagne de classisme, c’est-à-dire d’une ségrégation qui a lieu non pas sur la base de la race mais sur celle de la classe sociale et selon la richesse. Ces critères sélectifs, selon l’origine et la richesse, président à l’ordonnancement du monde et non l’inverse. Autrement dit, l’idéologie fabrique l’économie. Il est malhonnête de nous faire croire que la situation économique et le partage des richesses est le fruit d’une spontanéité naturelle des échanges et le reflet du monde lui-même. Il est insupportable d’entendre soutenir que la misère échoit naturellement à certains selon leur condition. Certains dirigeants laissent penser qu’ils luttent contre un fléau venu d’ailleurs dont ils ne sont nullement responsables. Mais ce sont des artifices, des catégorisations, des décisions, des exercices de pouvoir et d’autorité qui créent et perpétuent les inégalités sociales. C’est une raison idéologique qui préside donc à l’acharnement ségrégationniste. C’est-à-dire que des préjugés plus ou moins conscients, plus ou moins utiles à ceux qui les possèdent et en usent, déterminent la situation de ceux qu’ils excluent. Bien sûr, l’application de l’idéologie sectaire répond en partie à une stratégie pragmatique de séduction de l’électorat. On veut flatter les réflexes irréfléchis pour attirer les voix. C’est parfois aussi, et le plus souvent en même temps, par sympathie pour ces préjugés. On voit mal un homme tolérant s’investir dans un parti xénophobe et défendre des idées sectaires uniquement pour le plaisir d’obtenir des voix. Il y a bien sûr un rapport fort entre le parti auquel on appartient et ses convictions propres. Seulement, il peut arriver qu’un politique force le trait, exagère ses arguments pour atteindre son but plus efficacement, tout en sachant qu’il triche avec l’information. Ici le mélange entre préjugés archaïques et stratégie de l’information est redoutable.


Le paradoxe de la victime émissaire : la faiblesse comme menace pour le bourreau

C’est aussi une raison anthropologique qui préside à la violence à l’encontre de la victime émissaire. Je veux dire que le phénomène répond à un trait du comportement malheureusement constitutif de la psychologie humaine. Il n’est pas question d’accepter la fatalité de cette caractéristique mais de prendre conscience des mécanismes qui engendrent la haine gratuite, pour éventuellement les prévenir. On peut d’ailleurs supposer que les caractéristiques anthropologiques, loin d’être invariantes et inscrites à jamais dans notre patrimoine, sont le fruit d’une histoire. Si, de plus, nous pouvons êtres les acteurs de l’histoire et pas uniquement ses agents passifs, on peut rêver de venir à bout d’une nature agressive propre à l’homme. Mesurons néanmoins ce point de vue. Les utopies destinées à renouveler la nature humaine se sont révélées plus monstrueuses encore en pratique que ce contre quoi elles voulaient lutter. Le principe, que j’emprunte à René Girard - philosophe français contemporain, ayant abordé avec profondeur le thème du bouc émissaire dans la Violence et le Sacré (1976) - est que la violence précède le choix de son objet. Elle est une pulsion fondamentale dont l’objet n’est pas la cause mais uniquement le moyen d’un assouvissement. Le meurtre d’un brésilien par la police, à Londres après les attentats d’août, illustre tristement ce processus de violence expiatoire. Il montre l’arbitraire de l’acte du bourreau, lorsqu’il s’en prend à l’innocent. Rien dans ce dernier en lui-même ne motive l’agressivité. Néanmoins le choix de la victime innocente (qui prend la fuite simplement par peur) répond à une attitude fondamentale propre au bourreau lorsqu’il choisit sa victime. Il y a en effet une caractéristique notable du bouc émissaire, c’est un « ennemi » faible. Le reproche d’être apatrides fait par les nazis aux juifs était justement ce qui faisait leur faiblesse en terme de défense militaire. Aujourd’hui, nous reprochons aux sans papiers d’être sans papiers. On peut remarquer aussi que les femmes, traditionnellement écartées de la représentation publique, et donc sans grands pouvoirs, étaient soupçonnées d’agir en sous mains et de conspirer avec une puissance démesurée. Par un étrange renversement, la vulnérabilité de la victime d’un système constitue donc une menace aux yeux de ceux que le système privilégie. Ceci apparaît par exemple dans l’attitude de Sarkozy qui « refuse des cartes de séjour pour les migrants malades du sida et donne des instructions aux préfets pour qu’ils soupçonnent les sans-papiers de frauder l’aide médicale d’Etat » (Eric Labbé, porte-parole d’Act Up-Paris, in Libération, 20 XII 05). Plus le bouc émissaire est faible et sans défense, plus la méfiance augmente chez ceux qui possèdent le pouvoir. Comme si c’était au fond la dimension de son pouvoir, face à la vulnérabilité de sa victime, qui suscitait la crainte du bourreau. Autrement dit, c’est de lui-même que le bourreau à peur, de la force qu’il possède et redoute de voir décliner. Et c’est en détruisant sa victime qu’il entend vaincre cette peur. Il est vrai que lorsque les expulsions touchent les enfants scolarisés l’opinion s’émeut. Est-ce en vertu de leur faiblesse réelle ? Ne serait-ce pas plutôt en vertu d’une opinion répandue selon laquelle l’enfant est pur ? On a laissé partir dans les camps d’extermination les enfants sans grands états d’âmes dès lors qu’on les considérait comme impurs en vertu de leur origine. Cela signifie que la faiblesse de la victime, loin de constituer en soi un frein à sa persécution, peut paradoxalement la motiver. C’est d’ailleurs un trait caractéristique du sadisme. Plus la victime souffre, plus le sadique est excité à la violence.
La raison de l’absence de pitié
La thèse que je défends donc, à propos de la victime émissaire, est celle de la peur du bourreau face à sa victime. Par une étrange inversion, le bourreau légitime son geste par le sentiment de sa propre vulnérabilité, en dépit de son pouvoir. En même temps, il se juge dans son bon droit. Pour le bourreau, son geste est un acte de justice destiné à punir « le coupable » de manière préventive. Or en vérité ce coupable est une victime innocente victime de l’affabulation du bourreau. C’est pourquoi il serait vain de chercher à comprendre le geste du bourreau directement par la qualité même de la victime. C’est par la façon dont elle apparaît au bourreau qu’il faut le faire. L’apparition, menaçante pour lui, est fabulée dans la mesure ou la victime est justement l’inverse en réalité : elle est inoffensive. C’est cette inoffensivité même qui, à la limite, est la seule propriété réelle de la victime dont il faut tenir compte pour comprendre le délire du bourreau. « Celui qui oppresse une partie de la cité, écrit un ami, ne vit que dans la crainte de la colère de ses victimes (…). Il sait cette rage d’autant plus vraie et proche qu’il l’a précédée, l’a inventée de toutes pièces » (Lldm, Mes esquisses, http://www.le-terrier.net). Cette crainte de la colère pourrait faire suite aux mauvais traitements exercés sans motif sur un groupe. Néanmoins, la colère est présupposée avant même toute violence. On soupçonne un complot, un ressentiment, une colère avant même tout déchaînement de haine. C’est toujours une menace fictive que le bourreau ressent, jusqu’à ignorer parfois les menaces réelles. Le bourreau se considère d’emblée comme menacé, il se croit l’objet de la colère ou, du moins, de la convoitise de ses ennemis. Par conséquent, tout coup porté à la victime justifie un coup plus fatal encore, dès lors que la colère de la victime est censée augmenter. Par ce processus, le bourreau est porté à agir sans pitié.


L'espérance scientifique


L'espérance scientifique

Je citerai, afin de présenter ce texte sur la science, mon ami Jérôme que je remercie pour sa lecture et ses remarques écrites. « Pour une publication qui vise des lecteurs qui seront pour la plupart non philosophes, le texte a le mérite d’entrer directement dans la réflexion en stimulant l’interrogation, c’est-à-dire en mettant tout de suite au premier plan des oppositions, au lieu de se prémunir d’inutiles remarques introductives de méthode. La démarche se justifie d’elle-même. » Néanmoins, je tricherai auprès des nouveaux lecteurs en admettant cette remarque comme un avertissement méthodologique. Jérôme ajoute, toujours à propos de la forme : « Je me contenterai donc dans un premier temps de louer ta méthode et la forme du propos pour en quelque sorte te renforcer face aux autres lecteurs convoqués et qui, eux, sans doute, s’attacheront plus directement à certaines questions de fond mais sans voir que chaque détail argumentatif est en cohésion avec l’ensemble, ce par quoi tu ne manqueras pas de répondre ». Il ne faut donc pas considérer chaque proposition comme nécessairement indicative mais voir comme conditionnel ce qui s’articule dialectiquement à d’autres propositions. Ne pas tenir compte de cette structuration du texte pourrait semble-t-il égarer. « Une phrase sur deux dans ce texte est problématique. Cela vient de ce que le propos est très serré et de ce que l’extraordinaire cohérence de l’ensemble l’emporte sur les détails ». Ce texte prend ainsi la forme d’une discussion qui revient sans cesse sur les mêmes thèmes au fur et à mesure de sa progression.
« Il y a une objectivité du propos qui fait que ce qui est dit sur la science dans une période précise possède une vérité par rapport à la façon de concevoir la science aujourd’hui. Il y a une continuité, un prolongement ». Bien que relevant de la spéculation et non de l’expérience, mon discours est considéré comme objectif par Jérôme, en ce qu’il conserve une identité forte entre les différentes questions abordées à différentes époques. Il serait peut-être plus exact de dire qu’il tend à une certaine universalité de type métaphysique par le souci de conserver une définition stable des termes en dépit des variations de sens inhérentes à l’évolution historique des sciences. Derrière elles, nous interrogeons La Science, le concept même de science. La science, selon les philosophes grecs, est le discours vrai par opposition à l’opinion qui n’énonce que des vraisemblances. Cette distinction théorique antique peut nous servir à éprouver la définition de la science jusqu’à nos jours. Outre la méthode rigoureuse de la science, son objet est spécifique. C’est l’être en soi immobile des choses distinct de l’apparence pour soi. Aujourd’hui nous dirions plutôt que tout, surtout ce qui est matériel, est objet de science, celle-ci n’étant avant tout qu’une méthode. La science doit surtout obéir à certains principes méthodologiques, comme la cohérence, la correspondance, des énoncés clairs et simples, fixes et sans parti pris. Mais les épistémologues peinent à trouver un principe unique de la science et sont réduits à dégager plusieurs traits distinctifs.
Plusieurs attitudes sont possibles quant à l’espérance inspirée par la science. Le scientisme suppose que toute chose peut être scientifiquement connue et donc élevée à la chose en soi. Cependant, le criticisme montre que cela ne saurait être possible, car nos théories relèvent en grande partie de l’imagination, ni souhaitable, puisque l’homme verrait alors remplacer sa liberté par un strict déterminisme. Cela s’exprime par l’idée qu’on ne saurait trouver systématiquement les lois qui gouvernent chaque événement et que nous restons à la merci de la contingence. Cette question d’une science absolu et du danger qu’elle représente pour la liberté est un aspect essentiel de mon texte. Il a suscité le commentaire suivant de la part de mon ami Jérôme : « Dans la philosophie moderne le facteur temps intervient pour illustrer le trajet que certaines connaissances peuvent faire de l’opinion à la théorisation, mais cette évolution ne peut concerner l’homme comme objet de connaissance parce qu’il reste en lui une liberté irréductible. Cette lecture historique est celle que tu proposes dans cette partie. Or il me semble que dans la philosophie moderne, même si l’autonomie du sujet voit le jour, elle s’inscrit parfaitement dans les explications et visions philosophiques de l’époque sans que cette inscription (dans la physique chez Hobbes, dans la théologie chez Leibniz) ne nuise à l’exercice de la liberté. Au contraire, l’explication de la liberté par analogie avec le physique et le mystique fonde cette liberté puisqu’il n’y a de liberté qu’à l’intérieur de forces occultes qui encadrent d’un bout à l’autre le mouvement libre. Au chapitre XXI du Léviathan, Hobbes identifie liberté des corps physiques et liberté des hommes sans omettre la part décisionnelle de la raison mais en soulignant que le sujet libre est pris lui aussi dans un enchaînement causal, qu’il peut certes modifier, à ceci près que cette modification sera elle aussi explicable en terme de causalité. La liberté est alors définie négativement au sein de cette suite d’enchaînements comme « absence d’obstacle », donc comme ce qu’il est physiquement possible de faire, au sein d’un système de forces. Chez Leibniz c’est la liberté même qui fait se dérouler de manière nécessaire les épisodes de la notion complète de sujet. Dans la philosophie moderne il n’y a pas d’un côté les phénomènes physiques explicables ou inexplicables et de l’autre le sujet qu’on exclurait des analyses. En tant que créature et travaillant à la découverte de certaines lois de la nature qu’il peut découvrir, le sujet s’inscrit, même par analogie, dans ce processus de découverte ». Je voudrais préciser ici que je ne nie pas que concrètement l’individu soit amené à réaliser sa liberté au sein même du déterminisme, mais abstraitement la distinction reste encore nette et opérante. C’est le sens de mon propos sur la philosophie moderne dans le texte que je présente. « Il y a à mon sens, ajoute pourtant Jérôme, une erreur de type méthodologique qui a consisté à séparer trop rapidement (...) la liberté du sujet que tu préserves du déterminisme du déterminisme que tu conteste. Ta position sur le sujet dans la philosophie moderne me semble donc, pour le peu que je connaisse de cette période, un peu restrictive ». Il est vrai que je conteste le déterminisme, mais cela représente moins un exposé historique qu’une prise de position personnelle. Une science parfaite est, selon moi, une idée chimérique et doit être remplacé par une opinion techniquement efficace. Cette science absolue est une utopie utile venue de l’idéalisation du pouvoir de la pensée. En ce sens, il ne faut pas se méprendre sur son statut directeur et ne pas attendre une résolution intégrale du réel. Il apparaît nécessaire de rappeler que la science achevée n’est pas une réalité mais un horizon possible vers lequel la science actuelle se dirige.
Jérôme me fait encore cette remarque importante pour la portée générale de mon texte : « En tant que non scientifique tu fais apparaître que la science peut être examinée philosophiquement si on sait la rattacher à d’autres domaines de la raison et de la déraison humaine. (…) tu parviens à faire se rencontrer plusieurs champs d’étude autour d’un thème où l’on s’attendrait à ne voir apparaître qu’un seul aspect qui, même développé, resterait fermé. En clair, tu évites d’aborder la science comme s’il s’agissait du domaine d’une objectivité sans faille et qu’un énième examen épistémologique tenterait d’approfondir. Tu parles de la science, et en parlant de la science, tu es amené, en bon philosophe, à parler d’autre choses ». Pourquoi en effet parler de la science ? Certes pour en optimiser le pouvoir mais aussi pour comprendre sa place dans l’ensemble de la création humaine et au sein du monde.


« L’inadéquation ne caractérise-t-elle pas tout ce que nous utilisons pour percevoir et décrire le monde ?
Les signes du langage ne sont ils pas tout aussi « inadéquats », fût-ce différemment, que les images ?
Ne savons nous pas que la « rose » en tant que mot sera toujours « l’absente de tout bouquet » ?
On conçoit l’aberration d’un argument qui voudrait jeter au panier toutes les paroles ou toutes les images
sous prétexte qu’elles ne sont pas toutes, qu’elles ne disent pas « toute la vérité »
(Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, ch.II, Minuit, 2003, Paris).

Le concept de science apparaît historiquement dans l’antiquité grecque. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait aucune science ni avant ni ailleurs, mais que c’est chez Platon que l’on trouve une réflexion explicite sur ce qu’est un discours vrai et ce que peut être la science véritable. Pour ce faire, Platon oppose la science, qui est la connaissance véritable des choses en elles-mêmes, à l’opinion, qui est la connaissance imparfaite des choses selon leur apparence et notre point de vue.
Pour mettre en évidence le concept de science, il faudra bien entendu fournir les critères grâce auxquels elle peut être établie : la science réclame la cohérence des éléments du discours ou des idées entre eux, leur correspondance avec les faits, l’établissement de principes intangibles, l’émancipation des affects et la recherche des causes et des lois. Une fois que nous aurons exposé à peu près la méthode ou, du moins, les conditions de la science, nous pourrons nous demander quel est son objet. Nous l’avons dit, il s’agit pour Platon de l’être en soi des choses qui, à la différence des apparences, reste immobile dans le temps. Tous les objets ne sont-ils pas dans ce cas susceptibles d’être scientifiquement connus dès lors que l’on se détache de leur apparence ? Effectivement, peu à peu s’est renforcée l’idée que la science est capable d’aborder au fil du temps tous les objets de la nature et qu’au terme de son progrès l’homme possédera une connaissance complète de toute chose. Mais la question se pose alors de savoir si cela est possible et même souhaitable. Car, parmi les objets de la nature, se trouve également l’homme qui, en raison de sa liberté constitutive, ne saurait être totalement soumis au déterminisme de la science.
La science contemporaine doit de toute façon se résoudre à affronter une contingence ontologique irréductible. L’idée du progrès vers l’achèvement de la science se trouve remise en cause par le fait qu’il existe des limites insurmontables à la thématisation scientifique. La séparation voulue par Platon entre science et opinion semble alors aujourd’hui battue en brèche. Faut-il en conclure que la science n’existe pas et qu’il n’y a que des opinion plus ou moins conformes à la réalité ? Si ce n’est pas le cas, il importe au moins de préciser quel est le mode d’existence de la science afin d’éviter tout abus en son nom.
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Chez Platon, le philosophe Socrate dénonce la manière dont les Sophistes utilisent leur savoir faire éristique pour persuader leurs interlocuteurs de ce qu’ils veulent leur faire croire au lieu de leur enseigner la vérité. Le philosophe apparaît alors comme un juge impartial, tandis que les sophistes, malgré leur savoir, restent au service de l’opinion.
Par philosophie on peut comprendre La Philosophie comme discipline à laquelle je me réfère en faisant allusion à Platon, mais aussi, et surtout, Le Philosopher comme attitude critique subjective mais rigoureuse. Il ne revient pas à la philosophie, comme à la science, de dire ce qui est vrai. La philosophie possède avant tout un rôle critique et, à ce titre, peut se permettre de souligner la fausseté des opinions et, dans une certaine mesure, la relative non fausseté de la science. La tradition philosophique platonicienne distingue, parmi les connaissances, les connaissances scientifiques - qui sont parfaites - et les opinions - qui sont sujettes à erreur (1). La tâche de l’épistémologie revient alors à établir les critères permettant de distinguer les jugements scientifiques par rapport aux jugements d’opinion. Si donc la philosophie possède une dimension dogmatique, c’est seulement d’un point de vue formel, en donnant les conditions de possibilité de la connaissance scientifique. Quels sont donc ces conditions essentielles auxquelles doit obéir un discours pour prétendre à la scientificité ?
Les deux critères principaux requis pour la science sont la cohérence des idées entre elles - notamment en mathématique - et la correspondance des idées avec les faits - notamment en physique (2). Selon ces deux critères, nous dirons que l’opinion présente moins de cohérence entre les croyances et qu’elle correspond moins précisément aux faits que la science. Y a-t-il un lien entre les deux ? D’après moi, une opinion se trouve révoquée d’abord parce qu’elle s’avère incompatible avec d’autres opinions. Ce n’est qu’ensuite qu’on découvre que cette incompatibilité vient d’un décalage trop important entre les faits et les idées. Autrement dit, c’est l’incohérence qui indique l’inadéquation et non l’inverse. L’inadéquation est d’autant moins fiable qu’on ne saurait comparer la connaissance avec les faits en se plaçant à l’extérieur de la connaissance. Cependant, on peut émettre l’hypothèse d’une théorie générale du monde cohérente mais inadéquate à la réalité. Car il n’est pas évident que la cohérence et l’adéquation doivent dépendre l’une de l’autre.
Bien qu’un des principaux critères de scientificité soit la cohérence, la non contradiction entre les croyances, une théorie peut être parfaitement cohérente et s’avérer fausse parce qu’elle ne correspond pas à la réalité ; ce qui renvoie à l’hypothèse selon laquelle il serait possible de composer une œuvre de science fiction d’une cohérence parfaite et qui dépasserait même sur ce plan le degré de cohérence de la science réelle. C’est donc une question toujours en suspens de savoir s’il suffit qu’une théorie soit parfaitement cohérente pour être vraie. On peut objecter qu’une théorie entièrement cohérente peut n’avoir aucun rapport avec la réalité. Il est par ailleurs difficile d’établir si une théorie est absolument cohérente. On peut découvrir tardivement des points contradictoires, ou ne serait-ce que certaines ambiguïtés. C’est d’ailleurs ainsi que les théories se trouvent renouvelées, à partir des incohérences relevées dans un système prétendument abouti. Dès lors, si on ne peut être certain qu’une théorie correspond fidèlement aux faits et répond à une parfaite cohérence, quel sera le critère de la scientificité ?
La certitude de la science peut s’appuyer sur la force de son argumentation et sur l’acceptation et le partage par une communauté de ses « vérités ». Dans ce cas, la certitude est temporaire et intersubjective (3). Elle cesse dès lors que l’argumentation s’effondre et que l’on ne partage plus ce qu’elle énonce. On découvre alors l’opinion et son manque d’argumentation. Pour autant, une opinion ne peut être caractérisée par le fait qu’elle est partagée par quelques uns et non par tous. Sur ce point, une science juvénile peut avoir le même caractère. D’un autre côté, le nombre de personnes convaincues par une théorie n’indique rien sur la valeur de celle là, puisqu’un homme peut avoir aussi bien raison que tort contre tous. Galilée illustre communément le premier cas ; quant au second, l’histoire prend rarement la peine de le rapporter. Nous voyons comme est relative la différence entre la science et l’opinion (4).
Les apparences peuvent être soit vraies soit fausses ; tandis que les essences, en vertu de leur caractère analytique, ne peuvent qu’être vraies (5). Par exemple, que tel triangle que j’observe soit seulement isocèle au lieu d’être équilatéral, cela peut rester indéterminé en l’absence de mesure précise ; par contre, si j’établis que ce triangle a deux côtés seulement de même longueur, je dois en déduire infailliblement qu’il est isocèle. Dans le premier cas, les chances de se tromper sont importantes en raison du manque de précision des organes sensoriels ; tandis que dans le second cas, je peux difficilement me tromper, à moins de confondre un mot avec un autre.
Que ma conclusion soit scientifique ou non dépend donc de la nature de mes prémisses. Si mes prémisses d’observation sont incorrectes par rapport à la réalité, ma conclusion sera fausse par rapport à la réalité, même si elle est bien déduite des prémisses. Par contre, à partir des prémisses elles-mêmes telles qu’elles sont, je dois être capable d’effectuer une déduction correcte. Autrement dit, l’aspect improbable de l’opinion vient de la difficulté à faire coïncider la réalité avec le langage ; tandis que l’aspect évident de la science vient de ce qu’elle se pratique véritablement à l’intérieur même du langage. Là où l’erreur est vraiment possible, c’est dans l’affirmation des prémisses par l’intuition, tandis qu’elle n’est pas possible, après vérification, dans la déduction.
L’erreur apparaît lorsque l’on prend, dans les prémisses, une simple hypothèse pour un principe. Si l’hypothèse est fausse, tout ce qui en découlera, malgré sa cohérence, sera faux. Plus précisément, ce ne sera pas la déduction qui sera fausse mais ce à partir de quoi elle aura été faite (de telle sorte qu’il est possible qu’avec des prémisses fausse et une démonstration fausse, on arrive à une conclusion vraie).
Le tout est plus grand que la partie est un principe, car il est valable dans tous les cas ; tandis que les parties d’un tout sont en nombre infini est une hypothèse qui n’est pas valable dans tous les cas. On peut redéfinir ainsi la différence entre principe et hypothèse : l’hypothèse est vraie ou fausse selon qu’elle rend compte de la réalité ou des apparences - ce qui peut être difficile à établir - ; tandis que le principe est nécessaire et toujours vrai en ce qu’il vaut indépendamment de l’expérience. L’hypothèse est donc susceptible de fausseté dans la mesure où ce qu’elle énonce peut ne pas s’accorder avec les choses. Le principe, lui, ne saurait être faux (ni même vrai, d’ailleurs), car il est de façon autonome, comme une règle que l’on énoncerait. Cette dernière connaissance est appelée intelligente par Platon et s’oppose à la connaissance discursive intermédiaire entre la science et l’opinion (6).
Ce qu’indique l’hypothèse est donc seulement possible et peut être différent de ce qu’elle avance, tandis que ce que le principe traduit est nécessaire et ne peut pas être autrement. Il est impossible que le tout soit plus petit que la partie, sans quoi nous devrions appeler «tout» la partie et «partie» le tout ; en revanche, il est parfaitement possible, même si cela n’est pas nécessaire et valable en tous les cas, que le nombre des parties d’un tout soit fini. Un principe est vrai par lui-même en vertu de la logique du langage que nous utilisons et consiste en une certaine tautologie, tandis qu’une hypothèse est vraie en vertu du fait auquel elle doit plus ou moins bien correspondre. Cela signifie au fond qu’il n’y a de science qu’immanente au langage lui-même, mais qu’une science des faits est au sens strict impossible. Nous allons voir maintenant que cette incertitude des faits est liée à l’investissement de la sensibilité et à la valeur que nous attachons à l’expérience.
Platon explique l’imperfection de la connaissance par l’influence de la sensibilité et du mouvement. La vision, par exemple, nous fait prendre le reflet pour la chose, l’illusion pour la réalité, et ne saurait nous donner une notion exacte de la réalité (ce que confirme, entre autre, notre conception héliocentrique actuelle de l’univers, laquelle est contredite par notre perception) ; quant au mouvement, il rend fausse la proposition vraie et, inversement, vraie la proposition fausse (la proposition « il fait jour » n’est vraie que la moitié du temps) (7). La perception sensible est donc trompeuse. Elle ne saurait suffire à nous faire connaître la vérité et posséder la science. Mais que nous ayons différentes facultés, la sensibilité et l’intellect, signifie-t-il qu’il y a également différents objets qui leur correspondent ?
Les objets scientifiques ne sont ni sensibles ni mouvants (8). Ce sont des objets intelligibles qui constituent les originaux des sensibles. On ne comprendra rien de ces derniers si on ne les appréhende pas par leurs originaux. Cette thèse platonicienne consiste plus précisément à soutenir que, pour connaître une chose scientifiquement, il faut connaître son essence, c’est-à-dire les caractéristiques inhérentes à un genre de chose - comme la sphéricité pour le ballon - et non les propriétés propres à une chose individuelle - comme la rougeur de tel ou tel ballon. De quelle manière doit on alors procéder pour appréhender les objets intelligibles et laisser de côté les objets sensibles ?
La science doit s’émanciper du témoignage immédiat des sens, elle doit s’en détourner, pour ne se fier qu’à des intuitions internes ou pour réfléchir sur l’expérience et en dégager des abstractions (9). Dans le premier cas, on refuse absolument tout recours à l’expérience pour ne se rapporter qu’à un monde intelligible fait d’essences ; tandis que, dans le second cas, il faut partir de l’expérience et s’en abstraire peu à peu afin d’en déterminer les lois. On peut dire que l’idée, dans ce dernier cas, est une sorte de résumé de la sensibilité et non une réalité parallèle. La démarche abstractive présente un intérêt en ce qui concerne les choses concrètes et observables, mais l’intuitive n’a pas disparu dès lors que l’on s’occupe de domaines symboliques comme les mathématiques ou encore pour la construction de modèles.
Le sentiment - non plus, cette fois-ci, externe de la sensation mais interne de l’émotion - est rejeté hors du domaine de la science et indique celui de l’opinion. Une donnée scientifique aura donc plus de chance d’être telle si elle est reconnue comme vraie malgré notre sentiment. Cela implique que la connaissance scientifique elle-même est indépendante du fait qu’elle nous plait ou nous déplait. Il n’y a pas des heureuses ou des bonnes nouvelles en science mais simplement des nouvelles. Il faut donc, aussi contradictoire que cela parait, adopter le point de vue qui consiste à ne pas avoir de point de vue.
On doit se méfier des données sensibles et ne faire confiance qu’à ce qui est clairement intelligible. Quand on demande son avis à quelqu’un, celui-ci sera davantage crédible s’il appuie son jugement sur des justifications objectives et rationnelles plutôt que sur sa seule perception. Par exemple, s’il désigne un coupable non pas parce qu’il n’aime pas une personne et qu’il lui semble l’avoir vu près du lieu du crime, mais par ce qu’il possède des témoignages, par ce qu’il a recoupé les emplois du temps, recueilli des preuves tangibles, etc.. C’est donc un critère important de scientificité ou, du moins, d’objectivité, que de tenir compte le moins possible du point de vue du sujet. Ainsi, une disposition préliminaire à la connaissance scientifique est la remise en cause du point de vue propre initial.
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En science, on s’intéresse aux faits et, surtout, aux causes des faits (10). Ainsi, ce que l’on reproche à l’opinion, c’est non seulement de mal décrire la réalité, mais en plus de mal l’expliquer. Un énoncé d’opinion s’attache à une vision tronquée ou déformée de la réalité, à des aspects inessentiels qu’on tente ensuite d’expliquer par des causes excentriques (tout comme mon arrière grand-mère qui soutenait sans ironie que la neige tardait en hiver à cause du Sputnik).
Toutefois, les causes de nombreux phénomènes demeurent mal connues. On peut remarquer que l’homme en général connaît davantage de causes à mesure que le temps passe, mais que cette connaissance n’est pas partagée par tous et que beaucoup se trouvent plongés dans un univers technologique qui accentue leur sentiment d’ignorance. Je connais les causes de nombreuses choses ou, du moins, des consécutions d’effets : l’eau qui coule lorsque je tourne le robinet ; la porte qui claque quand il y a un courrant d’air. Mais beaucoup de causes me sont inconnues et d’autres encore sont inconnues des hommes. Je suis même pris de vertiges à l’idée de toutes les causes que les autres hommes connaissent ou ont connues et qu’il me faudrait connaître, de toutes les causes encore inconnues qu’il faudrait connaître et encore de toutes celles qu’il ne faut pas oublier. Ce vertige peut être creusé par le fait qu’en les causes, contrairement aux relations positives entre phénomènes déjà connus, nous découvrons des mondes inconnus qu’il faut qualifier, ceux des cellules, des molécules etc., et formons de nouvelles mythologies. Ce fut sans doute pour leur échapper un certain moment que les scientifiques crurent bon d’assigner à la science la recherche des lois plutôt que des causes.
La nécessité des phénomènes apparemment contingents est déterminable à condition d’en découvrir les lois. Il n’y a plus, à l’âge classique, de limite ontologique à l’avènement d’une science totale susceptible de tout expliquer, mais une limite épistémologique liée à la finitude de l’entendement humain. On suppose alors que le monde est entièrement déterminé et ne contient aucune part de hasard mais que l’homme n’est pas en mesure de connaître avec précision les déterminismes complexes de chaque chose. Le monde n’est plus coupé en deux moitiés, la céleste et parfaite, d’un côté, et, de l’autre, la terrestre et imparfaite - où, en plus des mouvements naturels, des mouvements violents ont lieu. L’univers se trouve entièrement soumis aux lois divines (11). Toutefois, puisque l’homme reste inférieur à son créateur, il ne peut connaître toute sa création. On constate alors que le découpage entre ce qui est objet de science ou non est effectué différemment et ne tient plus à la différence entre le monde céleste et terrestre mais entre la nature telle qu’elle est et la nature telle qu’elle est connue par l’homme, c’est-à-dire telle qu’elle lui apparaît.
L’opinion soit reconnaît qu’elle n’est pas la science et qu’elle est insuffisante par rapport à la réalité, soit elle se prend elle-même pour science. La différence entre science et opinion ne peut donc être faite qu’une fois que l’on possède la science, c’est à dire que l’on connaît ce qui est et qu’on le différencie de ce qui nous apparaît (12). Les propositions scientifiques traduiront alors ce qui est, tandis que celles de l’opinion portent sur ce qui est apparu (13). Mais dans bien des cas, ce qui fut reconnu comme vérité fut ensuite relégué au rang d’opinion dès lors qu’une thèse concurrente parvint à la supplanter, ainsi en est-il des théories scientifiques devenues obsolètes.
La réconciliation entre le ciel et la terre a comme effet bénéfique d’incorporer le temps comme une condition de la science. Le facteur temporel, grâce auquel les opinions qui concernent les phénomènes naturels peuvent devenir progressivement des énoncés scientifiques, gagne en importance. Ainsi, la science se trouve placée, à travers la notion de progrès, dans la continuité de l’histoire, au lieu de représenter un domaine à part se distinguant par la nature de ses objets. Ainsi, tandis que les sphères du temporel et de l’éternel (et donc du scientifique) étaient radicalement séparées dans l’antiquité, elles se trouvèrent peu à peu jointes par la pensée moderne ; le temporel conduisant à l’éternel, lequel ne fut plus hors du temps mais à la fin de celui-ci. La distinction entre science et histoire, qui fut objective dans l’antiquité - en ceci qu’il existait deux types d’objets tombant sous l’une ou l’autre de ces disciplines -, devint donc subjective au sens où un même objet, d’abord connu historiquement, pouvait devenir su scientifiquement dans le temps (14). Cette révolution tint au fait que les essences, au lieu d’être des réalités séparées, s’avérèrent être des abstractions effectuées par l’esprit à partir des données empiriques.
Le tournant épistémologique consistant à placer la science dans l’histoire ouvrit une ère d’optimisme. Cette foi en l’histoire tint au rejet du mouvement chaotique en soi et à l’explication de la contingence par la limite ponctuelle de la connaissance humaine. La science put naître ainsi d’une adaptation progressive de la connaissance à l’être, avec la transformation progressive de la contingence en erreur résolue (15). C’est donc un modèle particulièrement optimiste qui apparut avec la notion de progrès des sciences ; comme si, peu à peu, le perfectionnement de notre science devait impliquer une harmonisation des sociétés sur un modèle naturel (16). En effet, on se prit à espérer connaître progressivement les lois gouvernant l’humain au même titre que celles qui gouvernent la nature et, par là même, à remédier aux maux produits par l’homme comme ceux issus de causes naturelles. Mais l’on sait ce qu’une pareille utopie devrait impliquer en fait : une capacité de surveillance et de contrôle social. Libérant l’homme de fardeaux naturels et suscitant l’espoir, la science en politique réclame de lourdes contreparties.
L’univers moderne obéit, au point de vue macroscopique aussi bien que microscopique, à des lois universelles, mais nous n’avons ponctuellement qu’un point de vue local destiné à s’étendre au point de vue global. L’harmonie de l’univers - céleste autant que terrestre - est un présupposé sans doute inspiré par le constat des progrès de la science et par la découverte des lois qui régissent les phénomènes jusqu’alors considérés comme chaotiques. Ainsi, s’il faut trouver une genèse au changement de paradigme d’arrière-fond de la science, on peut la situer au niveau de la conscience de la résolution des problèmes qui semblaient auparavant ne jamais pouvoir être réglés ni théoriquement ni techniquement. Il est vrai cependant que c’est l’invention d’un paradigme qui entraîne la résolution (Khun). Mais la validation d’une théorie comme nouveau paradigme, son inscription, dépend tout de même de la prise de conscience de la force d’une hypothèse. Il s’agit alors d’une question d’histoire plus que de science.
On devine bien quels seraient les avantages et les inconvénients d’une ère scientifique totale. D’un côté, nous serions préservés contre toutes surprises et éventuellement capables de maîtriser n’importe quel événement. Mais, de l’autre, nous mènerions une existence sans espoir et répondant à une parfaite fatalité, si bien qu’aucune action ne pourrait jamais être mise sur le compte de la décision personnelle. Cette condition issue d’une quête de paix civile idéale, de sécurité totale, entraînerait l’établissement d’une société mécanique, lisse et cauchemardesque à la George Orwell.
Il suffirait donc en principe de mettre à jour les lois qui gouvernent la nature (17) pour être capable d’en anticiper tous les mouvements. Selon cette utopie, l’état achevé de la science devrait correspondre au stade du décryptage total du réel, de la prévisibilité parfaite de tous les événements mais, également, de la reconnaissance du déterminisme absolu et de la péremption des idées de contingence, de hasard, de volonté, de spontanéité, de liberté, etc.. Cette utopie est nécessaire à la science, comme principe directeur, pour qu’elle s’efforce de faire des découvertes et de les assembler. Mais, quant au fait que cette vision devienne réalité, on peut se demander si cela est possible et même si c’est en tous points souhaitable. Il semble en effet impossible que nous puissions vivre avec une longueur d’avance sur la complexité du réel, comme en état de constante anticipation, et aussi peu souhaitable étant donné que nous serions plus que les spectateurs passifs et sans liberté de notre existence. Ce songe atroce vient d’après moi d’une confusion, d’un désir naïf de confusion entre le réel et le symbolique.
La science traduit en équations le rapport réglé entre les éléments de l’univers, ce qui lui permet de prévoir le cours des événements. Ici apparaît, comme caractéristique de la science, la traduction des faits en symboles, le symbolisme et, surtout, le symbolisme mathématique - c’est-à-dire l’usage des nombres, plutôt que des mots usuels, afin de moins pâtir de la polysémie de ces derniers. Nous possédons une connaissance plus précise des choses lorsque nous les exprimons en nombres plutôt qu’en mots. Je serai plus exact en disant, par exemple, que cent personnes sont venues à une soirée qu’en disant que beaucoup de personnes sont venues. Beaucoup se rapporte moins à une question numérique qu'à une appréciation qualitative. Car cette dernière suppose une valeur perçue, une appréciation (beaucoup), une impression sur le nombre considéré comme important pour nous plutôt qu’en lui-même.
La science consiste donc en une simplification symbolique et en une généralisation de l’expérience. En même temps, elle rompt avec le langage ordinaire et nos habitudes intuitives. La science est simplificatrice dans la mesure où elle tire des lois générales concernant un type de phénomène particulier susceptible de multiples occurrences, mais sa complexité vient de ce qu’elle s’arrête artificiellement sur un aspect du réel qu’elle développe abondamment. De ce fait, naissent les jargons, les spécialisations, l’isolement des matières et, finalement, l’exclusion réciproque des sociétés là où la science devait pourtant rassembler. A cet éparpillement négatif, issu de la permanence de la contingence en science, doit répondre l’aspect positif de cette contingence : la liberté humaine.
L’être humain, en raison de sa liberté constitutive, échappe par nature au déterminisme universel et reste imprévisible. Pour une même situation, chacun régit différemment. L’homme, en tant qu’il résiste à la science, remplace donc, dans la philosophie moderne, le mouvement violent de la scolastique. C’est bien sur cette base d’un découpage différent entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas que nous distinguons la philosophie antique, qui considère les mouvements terrestres comme violents, et la philosophie moderne, qui comprend le sujet comme libre. Seulement, cette résistance humaine est conçue positivement, c’est la marque de la liberté ; tandis que la contingence était conçue négativement dans l’antiquité comme une absence d'ordre. Ainsi, la résistance subjective, dès lors qu’objectivement elle n’a plus lieu, est conçue positivement comme fondamentale et emblématique de la souveraineté humaine ; tandis que la résistance objective à la science était auparavant conçue négativement comme un échec de notre maîtrise. Plus précisément, la nature était telle auparavant qu’il nous était impossible de la connaître intégralement. A l’époque moderne, la nature devint entièrement connaissable et c’est l’homme lui-même, en tant que juge et non partie, qui devint impossible à connaître précisément. Ainsi, parallèlement à la prise en compte de l’échec d’une rationalisation intégrale du réel, s’élève une contrepartie éthique positive du type « finalement, ce n’est pas plus mal ».
Avec l’argument a priori de la liberté humaine se trouve réduit à néant tout espoir de réification du comportement humain, tout strict déterminisme biologique, psychologique ou sociologique (18). Par conséquent, l’homme reste bien le sujet de la science, en tant que ni les bêtes ni les choses, contrairement à lui, ne sont capables d’élaborer de science, mais il ne peut en devenir l’objet. Cette corrélation est troublante entre le fait que le seul être qui soit capable de science, savoir l’homme, ne puisse pas lui-même être connu. L’homme ne peut être au mieux, à travers ses actes, qu’un objet de l’histoire, de l’interprétation et de l’opinion (19). Ainsi, l’on peut dire que l’opinion et la science ont bien des objets différents, la première ayant pour objet l’homme et la seconde, la nature physique. Mais cette spécificité humaine va s’estomper pour laisser place à la spontanéité générale de la nature et donc à une généralisation de l’opinion.
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La nature, dans la physique contemporaine, se révèle à nouveau imprévisible et contenir une part de hasard et de spontanéité en son fondement. La physique quantique et l’utilisation des probabilités, notamment en microphysique, conduit les scientifiques à réhabiliter l’idée d’une contingence irréductible de l’être et, par là même, d’une limite fondamentale de la science classique ; si bien que la science nouvelle devra se présenter comme une rationalisation de l’opinion. Nous entrons alors dans une ère sceptique, où la science achevée paraît une utopie et où il est seulement possible d’acquérir des opinions de plus en plus vérifiées. A vrai dire, il est difficile de savoir si l’être contient une part de hasard objectif ou si la complexité du réel est telle que connaître tous ses déterminismes est impossible. Nous restons au seuil de deux thèses pour expliquer la contingence : la finitude humaine ou la finitude ontologique.
Pour un même effet, savoir la contingence irréductible de certains phénomènes et leur résistance constitutive à la thématisation scientifique, on peut distinguer deux raisons : une part de hasard naturel et une liberté individuelle fondamentale des agents humains. La réhabilitation, dans la science contemporaine, de la contingence ontologique n’évacue pas l’irréductibilité de l’homme à la science qu’a souligné la philosophie moderne ; ainsi, nous nous trouvons actuellement face à deux sources distinctes d’opposition à la science : la contingence naturelle, d’une part, et la liberté humaine, d’autre part ; à quoi on peut encore ajouter la limite de notre entendement dont a rendu compte la philosophie classique. Ce sont en fait trois limites fondamentales qui sont opposées à la science : une ontologique, une éthique et une épistémologique. Or nous avons vu qu’il est impossible de décider entre la limite ontologique et épistémologique. Quant à la limite éthique, elle est un cas particulier de la limite ontologique auquel on attribue une valeur positive. On peut donc trouver une continuité : la limite fondamentale est ontologique et entraîne celle anthropologique, puisque l’homme est un être parmi les autres. Et, au niveau de la valeur de cette limite, on peut ajouter qu’elle est épistémologiquement négative mais éthiquement positive.
Partant, au même titre que les comportements humains, les phénomènes naturels ne peuvent être connus que partiellement et anticipés que selon des probabilités. En fin de compte, c’est le concept même de science qui se trouve altéré ou, du moins, modifié - celle-ci n’ayant plus pour objet proprement le nécessaire mais le probable. La science doit alors se contenter d’émettre des probabilités concernant les causes des phénomènes naturels ou les raisons des comportements humains. Ainsi, quelque soit la nature de la limite, ontologique et objective ou épistémologique et subjective, tous les objets naturels ou humains ne sont connus que de manière limitée et donc relativement scientifique. Toutefois, on constate que les progrès effectués par la science en physique sont plus assurés qu ‘en psychologie. On peut prédire beaucoup de phénomènes naturels mais, quant à prédire les comportements humains avec la même exactitude, cela semble impossible. Il y a donc bien une dissymétrie entre l’objet naturel et l’humain, le dernier étant davantage imprévisible que le premier et ce pour au moins deux raisons : le comportement est rendu complexe par le pouvoir d’auto décision de l’homme et difficilement connaissable en vertu de l’interdiction de le soumettre à certains dispositifs expérimentaux. Nous allons voir que loin de décourager toute science de l’homme, cela l’encourage au contraire.

Autant la science ne peut en général rien affirmer de tout à fait certain - car, même infime, il reste toujours une marge d’erreur -, autant il n’est rien qu’elle ne puisse aborder, quand même son taux d’erreur serait élevé. Par conséquent, il n’y a pas tant une différence de nature entre la science et l’opinion qu’une différence de degré. On voit alors qu’en minimisant la science, cela valorise l’opinion et fait que ce qui est objet d’une opinion erronée peut, peu à peu, être élevé au rang d’opinion vraie à caractère scientifique. Il ne s’agit pas tant d’une révolution dans la manière de considérer la science que de la conséquence du fait que la science s’applique maintenant aux faits et ne se contente plus des lois internes du langage. Ce n’est pas la définition de la science qui change mais, au fond, la taille de son domaine qui s’est réduit à presque rien. Le rôle de l’analyse pure est dérisoire et le caractère synthétique de l’activité des scientifiques est devenu manifeste. Pourtant, le mot science n’a jamais été autant employé qu’aujourd’hui. Que doit-on entendre par là qui diffère de l’opinion ?
Bien que la science ne puisse plus désormais prétendre au savoir absolu, elle se distingue de l’opinion par l’idée même de méthode et par sa propre méthode : l’usage de noms spécifiques, de calculs, de mesures, de dispositifs expérimentaux etc.. L’opinion n’est fondée que sur des observations et des témoignages agrégés. Ainsi, nous pouvons affirmer que la connaissance scientifique est relative à une méthode donnée tandis que l’opinion ne suit pas de méthode précise ou, du moins, explicite. La science se compose plutôt d’opinions correctement liées entre elles. L’opinion commune possède un caractère passif, elle nous vient sans effort apparent, tandis que la science réclame un certain nombre de contraintes qui nous écartent de notre fonctionnement habituel. Le caractère correct de la liaison des opinions dans la science tient alors à la définition d’un rapport précis entre elles et à la rigueur que l’on met à suivre ces principes. Doit-on en conclure que la science, au lieu d’être un genre de connaissance opposé à l’opinion, n’est en fait qu’une espèce d’opinion ?
Il semble que la science soit l’opinion à laquelle s’ajoute la mesure et de laquelle est exclue l’incohérence, c’est-à-dire qu’elle est une opinion plus sophistiquée et rigoureuse que l’opinion commune. Il n’y a en fait que des opinions dont certaines sont mieux justifiées que d’autres (20) ; et si, néanmoins, on parle encore de science, il ne s’agit que de science en droit, d’une science désirée. L’apologie de la science a d’ailleurs été faite avant même que celle-ci soit parvenue a un état achevé, et par des auteurs dont les préjugés nous apparaissent à présent flagrants. C’est qu’on peut douter aujourd’hui atteindre à des certitudes démonstratives, en se passant de l’intuition sensible et en ne se fiant exclusivement qu’au langage, comme l’on ne peut être assuré du rapport exact entre le discours et la réalité. Dire que la science existe est donc une erreur ou un mensonge. Il y a des pratiques qui s’inscrivent dans une perspective scientifique ou qui tendent à ce caractère et qui, en plus, fonctionnent ; il y a des techniques de pointe, de la technologie. Mais la part d’inconnu dans nos pratiques nous interdit définitivement de les considérer comme absolument scientifiques.
La justification des opinions est complexe et consiste en différents accords entre les idées et entre les idées et les faits. Or, il n’y a pas d’accord parfait et achevé ; il y a tout au moins des accords plus satisfaisants que d’autres. Le caractère satisfaisant de certains accords tient à leur adaptation soit à une théorie, soit à l’efficacité d’une pratique. Ce qui fait « la science », c’est seulement la finesse des relations tissées entre les croyances, lesquelles alors ne paraissent plus tomber dans la contradiction ; alors que l’opinion, de son côté, reste insensible à tout ce qui la contredit. On remarque, en effet, qu’il ne suffit pas simplement pour combattre une opinion de la démentir scientifiquement et qu’on lutte moins bien contre les sentiments par la raison que par d’autres sentiments. Néanmoins, la poursuite de la science n’est pas pour autant vaine, car s’en tenir aux opinions c’est rester à la surface des débats, des pour et des contre, c’est s’en tenir au vote et aux sondages lesquels ne traduisent malheureusement que le degré de persuasion d’une masse.
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Nous avons vu selon quels critères la science entendait se détacher de l’opinion. Nous avons réfléchi sur les limites épistémologiques et éthiques de la science. Enfin, nous sommes parvenus à dégager une limite ontologique fondamentale en vertu de laquelle une science parfaite s’avère chimérique, impossible, et doit être remplacée que par une opinion techniquement efficace, comme dans le cas de la technologie. Mais, est-ce là l’unique sort qu’il faille réserver la science ? N’est-elle vraiment qu’une chimère, un idéal, une utopie qu’en raison de notre faible condition nous ne pourrons jamais atteindre ? Il semble en effet que le concept de science vienne d’une idéalisation du pouvoir du langage et de la pensée. En ce sens, la science ne saurait parvenir à rendre compte de toute la réalité. Doit-on alors bannir le terme et le concept de science et les ranger dans le musée des mythes philosophiques périmés ? Ce serait oublier trop rapidement que Platon chercha à définir la science pour lutter contre les Sophistes et les démagogues qui abusaient de la crédulité des hommes. Pour autant, on ne peut ignorer le danger qu’il y aurait à prendre pour argent comptant le désir d’absolu réclamé par le concept de science . Celui-ci ne doit nous servir que comme principe directeur téléologique et non comme un impératif à réaliser à tout prix.

NOTES
1« La science et son objet diffèrent de l’opinion et de son objet, en ce que la science est universelle et procède par des propositions nécessaires, et que le nécessaire ne peut pas être autrement qu’il n’est » (Aristote, Organon, Les Seconds Analytiques, Livre I, 33). retour au texte
2« Il y a manifestement interférence entre deux façons de concevoir la science (chez Aristote) : d’un côté en effet la science est considérée comme consistant en de longues chaînes de déduction, à partir d’expériences très peu nombreuses et très générales. D’un autre côté elle est présentée comme un effort d’expérience sans cesse répétée, le plus précis possible, que les syllogismes ne font que formuler de façon claire » (J.M. Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, Vrin, Paris, 1970). retour au texte
3« L’avis universel est mesure de l’être » (Ethique à Nicomaque, X 2,II73 a I). retour au texte
4« L’opinion (…), le domaine où se meut la dialectique, n’est pas radicalement opposé à la vérité : non seulement la vérité s’y peut rencontrer accidentellement, comme en témoigne Platon parlant d’opinion droite (Ménon, 96d-98c) ; mais, selon Aristote, c’est de la confrontation des opinions que se dégage la vérité (Rhétorique I i, i355 a) » (Joseph Moreau, Aristote et son école, PUF, 1962). retour au texte
5« (…) jamais on ne pense avoir une simple opinion quand on pense que la chose ne peut être autrement : tout au contraire, on pense alors qu’on a la science » (Aristote, Analytiques seconds). retour au texte
6« (…) tu veux distinguer sans doute comme plus claire, la connaissance de l’être et de l’intelligibilité que l’on acquiert par la science dialectique de celle qu’on acquiert par ce que nous appelons les arts, auxquels des hypothèses servent de principes ; il est vrai que ceux qui s’appliquent aux arts sont obligés de faire usage du raisonnement et non des sens : pourtant, comme dans leurs enquêtes ils ne remontent pas vers un principe, mais partent d’hypothèses, tu ne crois pas qu’ils aient l’intelligence des objets étudiés, encore qu’ils l’eussent avec un principe ; or tu appelles connaissance discursive, et non intelligence, celle des gens versés dans la géométrie et les arts semblables, entendant par là que cette connaissance est intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence » (Platon, République, IV). retour au texte
7« L’opinion est (…) quelque chose d’intermédiaire entre la science et l’ignorance » (Aristote, Analytique post., I 2,71 b 9-12). retour au texte
8« (…) si des puissances différentes ont par nature des objets différents, si d’ailleurs science et opinion sont deux puissances différentes, il s’ensuit que l’objet de la science ne peut être celui de l’opinion » (Platon, République, V). retour au texte
9« selon Platon, l’expérience et l’opinion sont le contraire de la science, comme l’erreur est le contraire de la vérité, comme le doute est le contraire de la certitude… Aristote, au lieu d’opposer l’expérience et l’opinion à la science, fait sortir la science de l’expérience et de l’opinion. » (Thurot, Etudes sur Aristote, Durand, Paris, 1869). retour au texte
10« De chaque objet nous estimons avoir la science, au sens absolu du terme, et non à le façon des sophistes, d’une manière accidentelle, lorsque nous estimons connaître la cause en vertu de laquelle la chose est, en sachant qu’elle en est la cause et que l’effet ne peut être autrement » (Aristote, Analytique post., I 2,71b 9-12). retour au texte
11« (…) toutes choses obéissent à une loi fixe dans leurs opérations et à un mode d’existence approprié à leur nature. Car ce qui prescrit à chaque chose la forme, la manière et la mesure de son action, est précisément ce qu’on entend par loi. Thomas d’Aquin dit que tout ce qui est produit dans les choses crées est la matière d’une loi éternelle, et , d’après Hippocrate, chaque chose à la fois en petit et en grand remplit la tâche que le destin lui a assigné. C’est à dire rien, peu importe sa grandeur, ne s’éloigne de la loi qui lui est prescrite. Puisqu’il en est ainsi, il ne semble pas que l’homme soit le seul être indépendant des lois, alors que tous les autres êtres y sont soumis. Au contraire, un mode d’action lui est prescrit qui est approprié à sa nature ; car il ne semble pas convenir à la sagesse du créateur de former un animal très parfait et toujours actif et de le doter abondamment d’esprit, d’entendement, de raison et de tout ce qui est requis pour travailler, et de ne lui assigner cependant aucune tâche, ou bien de faire l’homme seul capable de loi en ne le faisant obéir à aucune » (John Locke, Essays on the law of nature, Clarendon Press, Oxford, 1954. retour au texte
12« Le bon juge ne saurait être jeune mais vieux ; il faut qu’il ait appris tard ce qu’est l’injustice, qu’il l’ait connue non pas en la logeant dans son âme, mais en l’étudiant longtemps, comme une étrangère, dans l’âme des autres, et que la science, et non son expérience propre, lui fasse nettement sentir quel mal elle constitue » (Platon, République, III). retour au texte
13« Le véritable ami de la science aspire naturellement à l’être, ne s’arrête pas à la multitude des choses particulières auxquelles l’opinion prête l’existence, mais procède sans défaillance et ne se relâche point de son ardeur qu’il n’ait pénétré l’essence de chaque chose avec l’élément de son âme à qui il appartient de la pénétrer - cela appartient à l’élément apparenté à cette essence - puis, s’étant attaché et uni par une sorte d’hymen à la réalité véritable, et ayant engendré l’intelligence et la vérité, atteint à la connaissance et à la vraie vie, et y trouve sa nourriture et le repos des douleurs de l’enfantement » (Platon, République, VI). retour au texte
14« La science ne « cherche » pas la vérité ; elle est dans la vérité, elle est la vérité elle-même » (Hegel, Propédeutique). retour au texte
15«Il est bon de les avoir toutes (les sciences) examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur et se garder d’en être trompé » (Descartes, Discours de la méthode, I). retour au texte
16« Les connaissances rendent les hommes doux ; la raison porte à l’humanité : il n’y a que les préjugés qui y fassent renoncer » (Montesquieu, De L’Esprit des lois, Livre 15, Ch. 4). retour au texte
17« Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux » (ibid.). retour au texte
18«(…) on ne sépare pas (…) aisément science et philosophie, et plus on approche de l’homme, plus cela devient difficile » (Bernard Baertschi, Les Rapports de l’âme et du corps, Vrin , Paris, 1992). retour au texte
19« Il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes » (Montesquieu, De L’Esprit des lois, l. I, ch. I). retour au texte
20« Celles de nos théories qui se révèlent opposer une résistance élevée à la critique et qui paraissent, à un moment donné, offrir de meilleurs approximations de la vérité que les autres théories dont nous disposons, peuvent, assorties des protocoles de leurs tests, être définies comme «la science» de l’époque considérée ». (Karl Popper, Conjectures et réfutations). retour au texte
Je remercie de m’avoir lu et conseillé durant la rédaction de cet article R. Eon, L.L. de Mars, G. Blanchard et J. Vasseur.

dimanche 25 janvier 2009

La Gauche latino américaine


LA GAUCHE LATINO-AMÉRICAINE




Ce qui est remarquable aujourd’hui en Amérique latine, c’est l’importance du basculement d’une partie du continent vers la gauche. « L’Amérique latine connaît une sorte d’âge d’or politique » (1). Le continent latino américain est actuellement perçu comme un foyer de résistance de la gauche contre la droite libérale et la politique mondiale des Etats-Unis. Nous voulons ici analysez brièvement ce phénomène.

Ces dernières années, on a effectivement assisté à un basculement vers la gauche d’une grande partie de l’Amérique latine : élection de Hugo Chávez au Venezuela en 1999, de Lucio Gutiérrez en Équateur en 2002, de Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil en 2003, de Néstor Kirschner en Argentine en 2003, de Tabaré Vázquez en Uruguay en 2004, d’Evo Morales en Bolivie en 2005, de Michelle Bachelet au Chili en 2006, d’Alan Garcia au Pérou en 2006. On observe donc une sorte d’effet domino. À vrai dire le processus s’accélère en 2000 mais commence dans les années 90 avec les élections d’Alberto Fujimori au Pérou en 1990 et d’Abdalá Bucaram en Équateur en 1996. Ce mouvement est sans doute l’aboutissement d’un processus larvé de longue date. Il permet de remplacer les technocraties libérales qui elles-mêmes succédaient aux dictatures nationalistes.
Cette tendance provient d’une volonté générale de changement rendue possible par un éveil démocratique qui a inclus le vote de communautés auparavant exclues (2). Les communautés indigènes en particulier ont trouvé dans la pensée de gauche un moyen de défendre leurs intérêts. Elles sont les premières à souffrir des bouleversements dus à l’urbanisation et à l’économie de masse encouragée par les entreprises capitalistes. Dans les sociétés traditionnelles, l’homme se reconnaît par son appartenance à la terre où il est actif alors que la société libérale prône la circulation et l’échange des biens. On constate d’ailleurs que la gauche actuelle est moins internationaliste qu’on pourrait le penser lorsqu’on oppose le nationalisme d’extrême droite à l’international des années quarante. Au contraire, on a une gauche particulariste, voire communautariste, qui s’oppose à l’homogénéisation culturelle de la droite libérale.
On imagine à quel point les peuples ont souffert et souffrent encore de l’emprise économique et politique du voisin du Nord. Il faut préciser que les Etats-Unis ont soutenu des dictateurs d’extrême droite afin de protéger leurs intérêts financiers (Pinochet, Chili, 1973-1989 ; Stroessner, Paraguay, 1954-1989). On peut estimer que pendant la seconde moitié du XXe siècle, les États-Unis ont surtout travaillé à lutter contre le communisme. Cela bien évidemment très fortement dans l’Amérique du Sud voisine. Idéologiquement, le soutien à l’extrême droite en Amérique du sud était destiné à endiguer l’influence de l’Urss. Depuis que cette influence a disparu, cette lutte est devenue caduque. Après la guerre froide, les Etats-Unis sont devenus davantage préoccupés par leurs conflits au Proche-Orient. La rhétorique actuelle repose moins sur une opposition gauche-droite, comme pendant la guerre froide, qu’une polarisation monde chrétien-monde musulman dans les conflits des Etats-Unis. Ce n’est plus le Vietnam et Cuba mais l’Irak et l’Afghanistan. Par conséquent les aspirations de gauche ont pu se libérer avec beaucoup moins d’entraves.

Ces aspirations ont toujours été fortes en Amérique latine et ce d’autant plus qu’elles furent réprimées. Mais on peut s’interroger sur la durée et la nature de cet épanouissement. L’essor de la gauche ces vingt dernières années peut être modéré. Certains observateurs restent sceptiques sur le fond. Il y a bien une forte affirmation de la gauche, mais on peut se demander si, derrière un phénomène de surface, les inégalités ne persistent et se creusent pas (3). En fait de politique de gauche, il ne s’agit parfois que d’un discours de gauche à l’intention du peuple qui n’est pas nécessairement suivi d’effets réels durables. Beaucoup de personnes ont pu élever leurs conditions de vie. Il existe une amélioration dans les services publics à usage collectif. Mais on peut douter de l’impact social réel de mesures « qui maintiennent finalement ses bénéficiaires au bord de la survie ainsi que de leur capacité à perdurer dans le temps » (4). Les mesures sociales prises par les gouvernements pour répondre aux revendications civiles sont-elle réellement solides, durables ou ne sont-elles que quelques concession en faveur de l’électorat ?
De plus l’opposition aux États-Unis n’est parfois que superficielle. Les politiques latino américains sont vigilants et craignent la puissance du Nord qui les aide économiquement à rester au pouvoir. Ils doivent donc trouver un milieu entre un discours idéologique de gauche à l’intention du peuple et des arrangements économiques qui conviennent au Etats-Unis. C’est le cas pour un gouvernement aussi radical que celui de Chavez (5). A vrai dire, les dirigeants sont pris entre deux feux, comme la plupart des gouvernements de gauche à travers le monde. Leurs moyens dépendent du libéralisme même si leur fin est sociale. Mais cette politique est-elle cohérente à long terme ? Le libéralisme s’avérant un système inique et socialement destructeur par absence d’auto régulation, peut-il servir durablement à lutter contre la pauvreté ?

On peut distinguer en Amérique latine, d’un côté, des États radicaux de gauche et opposés aux États de droite de façon frontale et, d’un autre côté, des États en demi-teinte dont la gauche se dilue dans la droite. Les Etats radicaux de gauche entendent créer des systèmes économiques propres (ALBA - Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes) et évitent de diriger la société sur une base libérale. C’est une attitude de fond qui peut faire ses preuves économiquement, surtout au Venezuela qui tire bénéfice de son pétrole. Néanmoins les témoignages des sud américains expatriés en Europe dénoncent le manque de liberté civile dans ces Etats radicaux. La situation de la liberté de la presse est grave en Colombie, à Cuba et en Haïti selon Reporter sans frontière.
La gauche prend donc une forme modérée (Brésil, Uruguay, Chili) ou radicale (Cuba, Venezuela, Equateur, Bolivie). Mais aucune confrontation géopolitique violente ne semble devoir être redoutée entre cette dernière et les Etats-Unis. La crispation a disparu tant à Washington que chez les extrémistes de gauche, hormis quelques cas particuliers comme les Farcs. C’est qu’au fond la droite libérale réussit à gouverner en deçà des discours et déclarations d’intention par son système économique. La lutte entre la gauche et la droite prend aujourd’hui une forme moins évidente, moins frontale. On doit davantage observer des jeux sous-jacents d’influences stratégiques que les discours tenus par les dirigeants.
Ne faut-il pas alors abandonner le mythe des « deux gauches » au profit d’une lecture des « mille gauches » (6). Il existe une gauche non étatique mais réellement politique et influente. À vrai dire la situation n’est pas différente en Europe. Il importe aujourd’hui de s’intéresser à l’influence des activités civiles de gauche. D’une part parce que le rôle régulateur de l’Etat tend à s’amenuiser sous l’effet du libéralisme et, d’autre part, parce que l’effort local est plus réaliste que la révolution. Les discours officiels comptent aujourd’hui moins que les luttes réelles dans la société, telles que les « Comités du Verre de Lait », à Lima au Pérou en 1990, pour lutter contre la faim ou, plus récemment, la révolte des collégiens, en mai 2006 au Chili, appuyée par l'opinion, puis relayée par les syndicats.

On assiste peut-être une crise de l’État qui n’est plus en mesure de garantir la justice sociale et civique. L’Etat, quand il ne réagit pas en basculant dans l’autoritarisme, perd de son efficacité. Il faut désormais selon nous s’interroger sur les moyens dont dispose la société civile, en Amérique latine et ailleurs, pour défendre son propre pouvoir et prendre le relai quand cela est nécessaire.




(1) Ignacio Ramonet, « Amérique latine rebelle », Manière de voir, 01/2007
(2) Jean Marie Lemogodeuc, L’Amérique hispanique au vingtième siècle, Paris, Puf, 1997
(3) Franck Gaudichaud, Le Volcan latino américain, Paris, Textuel, 2008
(4) Rodrigo Contrera Osorio, La Gauche au pouvoir en Amérique latine, Paris, L’Harmattan, 2007
(5) Julia E. Sweig, « Can’t live with Chavez, can’t live without him », Los Angeles Time, 2 juin 2002
(6) Marc Saint Upéry, Le rêve de Bolivar, Paris, La Découverte, 2007

Raphaël Edelman, Le diable probablement, Nantes 2009

Dans la machine (Sur Métropolis de Fritz Lang)


DANS LA MACHINE
(Sur Métropolis de Fritz Lang)


Metropolis signifie en grec la ville (Polis) mère (mêtêr). Dans l’antiquité ce terme désignait la ville principale, la plus importante. Dans le film de Fritz Lang, elle devient la seule et unique ville, et même le lieu unique d’une tragédie qui oppose la classe laborieuse à la classe dirigeante, et fait s’aimer une fille du peuple et le fils du dirigeant. Ce scénario aux ressorts classiques est transposé dans un monde utopique dominé par la machine. A la fois vitale et menaçante, elle impose son pouvoir dépersonnalisant sur les corps et son rythme implacable à la ville.
Ce film pose donc deux questions à l’aube du vingtième siècle, celles de l’issue du conflit des classes sociales et du destin de l’homme dans un monde mécanisé. Nous allons commenter la façon dont le film traite ces questions en apportant les éclairages nécessaires à leur compréhension.


I. Une œuvre tragique ou messianique ?

Dans La Mort de la tragédie (Seuil 1965), Georges Steiner oppose le théâtre tragique grec, où l’homme est confronté à une nécessité aveugle et injuste, à la vision judaïque qui tend à saisir la raison dans l’histoire. Hegel lui-même distinguait le non sens de la tragédie grecque de l’épopée messianique de la bible, tendue vers une sorte de résolution de la contradiction. Quant à Marx, il rejetait totalement le concept de tragédie. « La nécessité, déclarait-il, n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas comprise ». Metropolis possède à la fois une dimension messianique en tentant d’apporter un élément de résolution au conflit des classes, et tragique en ce qu’a de superficielle cette solution.


1) Destins individuel et collectif

Le cadre du conflit tragique est l’opposition entre deux entités familiales, claniques, conventionnelles ou sociales. Ceci reste commun à de nombreux récits dans lesquels le héros se voit déchiré entre différents partis. Ce qui fait la profondeur de la tragédie, c’est l’ambiguïté du sentiment d’un individu à cheval entre deux impératifs tels que l’amour filial et l’histoire d’amour, le respect des coutumes ou celui des lois du cœur. L’interdit qui s’oppose aux liaisons considérées comme illégitimes est un élément crucial de la tragédie.
Le récit tragique tend à faire du débordement amoureux le révélateur d’une loi morale universelle, capable de dénoncer l’aberration des règles auxquelles cherchent à se soumettre les hommes. La tragédie s’achève avec l’échec de l’individu. Seul survit le témoignage de cet échec avec le message qu’il véhicule. La fin tragique témoigne au moins de la nécessité d’une réforme dans les affaires humaines. Dans Metropolis la tragédie trouve une résolution à travers les figures messianiques de Maria et Freder, qui réalisent la maxime particulièrement faible « le cœur doit être le médiateur entre le cerveau et la main » qui a guidé la scénariste Théa Von Harbou.
Le messie est celui qui doit venir établir le royaume de dieu sur terre, et donc amener la paix et la félicité. Cité par l’Ancien testament, décrit par le Nouveau, sa figure réapparaît dans les mythes politiques du vingtième siècle. Lénine ou Hitler ont cru ou voulu faire croire en leur dimension messianique. Un élément de taille, qui apparaît dans tous les sacrifices purificateurs, du Déluge à l’Apocalypse, est que le paradis terrestre nécessite la destruction de ce qui est jugé mauvais. Autrement dit la paix doit être précédée de la guerre. Metropolis met en scène ce trait commun au messianisme religieux et politique. L’heureuse et fragile fin du film peut sembler tout aussi illusoire que l’alibi messianique trouvé à la condition tragique du monde. Comme l’exprime Georges Bataille, dans La Notion de dépense (Minuit 1967) : « les convulsions générales constituées, il y a dix-huit siècles par l’extase religieuse des chrétiens, de nos jours par le mouvement ouvrier, doivent être représentées également comme une impulsion décisive contraignant la société à utiliser l’exclusion des classes les unes par les autres pour réaliser un mode de dépense aussi tragique et aussi libre qu’il est possible (…) ».


2) La lutte des classes

La distinction entre les classes sociales repose sur des conditions économiques et le niveau de vie des personnes. Le cerveau et la main, dans le film, renvoient aux capitalistes, qui possèdent les outils de production, et aux prolétaires, qui produisent en travaillant avec ces outils. L’inégalité entre les classes vient selon Marx du bénéfice fait par le patronat à partir du travail ouvrier. Le développement industriel, avec la sophistication des machines, a rendu le travailleur de plus en plus dépendant de son employeur, en tant qu’il n’a pas les moyens d’acquérir les outils de sa production. Toutefois, cette différence de classe plonge ses racines profondément dans l’histoire de l’exploitation de l’homme par l’homme et rejoint les thèses sur l’esclavage. On appelle esclave en quelque sorte une personne qui appartient à une classe défavorisée selon des lois supposées naturelles. Cette notion recoupe celle de caste et plus récemment de race. Mais si l’on oppose à cela qu’il n’y a pas de fondement naturel à la distinction de classe, mais seulement une origine historique et sociale, il devient possible et légitime d’abolir les inégalités. En cela le communisme vise à faire émerger une classe unique de travailleurs éclairés et autogérés.
Le moyen de parvenir à cette classe unique, selon cette doctrine, est la révolution, qui est un renversement soudain et violent du pouvoir. Car en dehors de la force, rien ne motive la classe favorisée à délaisser ses privilèges, sauf éventuellement par bribes pour justement éloigner le risque d’une explosion sociale. Ainsi les purs révolutionnaires préfèrent-ils en principe la confrontation brutale aux concessions et aux réformes. « La révolution, écrit Robespierre, est la guerre de la liberté contre ses ennemis ». On peut noter le caractère apocalyptique d’une telle position. Or Fritz Lang dans son film ne défend absolument pas cette option. Il présente au contraire la révolution comme une crise de folie suicidaire à travers laquelle les ouvriers se condamnent à périr en détruisant la machine qui leur permettait de survivre.
Si le message de Métropolis n’est pas révolutionnaire, est-il pour autant à l’inverse conservateur ? L’idée que le cœur doive être le médiateur entre la main et le cerveau nous encourage à le penser, puisqu’il s’agit d’harmoniser l’articulation des classes plutôt que de l’abolir. Certes le concept de cœur séduit par sa résonnance pacifique. Mais les plus grands théoriciens politiques comme les plus cyniques, de Platon à Goebbels, savent que l’on gouverne mieux encore en dominant les passions des sujets que par la force toute simple. Ce qu’un gouvernement conservateur recherche est la meilleure collaboration des classes entre elles et donc l’acceptation des inégalités. Le moment le plus éloquent du film à ce propos est bien sûr la déplorable scène finale, de l’avis même du réalisateur, lorsque le représentant des ouvriers et Joh Fredersen échangent une poignée de main qui scelle le sort des travailleurs souterrains.
Peut-on aller jusqu’à considérer Metropolis comme un film nazi ? Certains points pourraient inviter à le penser : la notion d’une collaboration de classes nettement hiérarchisées, l’usage démagogique du bon sentiment, le lyrisme suranné, le sentimentalisme fédérateur. Certains critiques ont également vu en la personne du savant fou Rotwand une figure de la caricature antisémite. Certes l’influence de Théa Von Harbou, ouvertement sympathisante envers le nazisme, ainsi que la féérie mystique et grandiose du film, suffirent à convaincre les nazis de proposer à Fritz Lang la direction du cinéma allemand. Mais celui-ci refusa et quitta le pays. Il est en fin de compte réducteur de tenter d’interpréter Metropolis comme un film strictement idéologique. C’est plutôt son contenu historique qu’il faut interroger, au-delà de la prouesse esthétique. Le film témoigne très certainement du regard inquiet et fasciné de l’homme des années vingt : le développent accéléré des mégapoles, le règne absolu de la technique et les bouleversements sociaux. Mais surtout, ce qui fait la profondeur du regard de Fritz Lang, c’est l’effort fourni pour percer le voile des apparences afin de révéler les forces obscures et intemporelles qui animent la vie humaine. Au-delà du roman infantile proposé par la scénariste, la caméra du réalisateur décline les multiples facettes de la passion humaine. En cela, et malgré son apparente futilité, Metropolis reste un film pénétrant.


II. La Machine Metropolis

Le thème de la machine dans Metropolis, tout aussi insondable que celui des passions humaines, en est le complément. Au sens propre, issue de l’invention humaine, la machine est froide et sans passions. Elle est cependant une chose organisée possédant même une certaine autonomie. D’apparence ultra-rationnelle, elle cristallise les fantasmes les plus irrationnels. Ces affabulations ont peut-être même des raisons d’être tout à fait réelles. Lewis Mumford, dans Le Mythe de la machine (Fayard 1973), note à propos de celle-ci : « des gains immenses en connaissance précieuse et en productivité utilisable étaient annulés par de non moins grands accroissements quant au gaspillage ostentatoire, à l’hostilité paranoïde, à la destructivité insensée, à la hideuse extermination au hasard ».


1) Le corps instrument

Ce que met en scène Fritz Lang, dans une version plus symbolique que celle de Chaplin dans Les Temps modernes (1936), c’est l’inversion du rapport homme machine avec l’organisation scientifique du travail très bien décrite par Gilbert Simondon dans Du mode d'existence des objets techniques (Aubier, 1958). Ce n’est plus l’homme qui porte et dirige la machine mais l’inverse. Dans Metropolis, les ouvriers sont tout bonnement crucifiés sur des horloges. L’usine elle-même, telle Chronos dévorant ses enfants, se nourrit de chair humaine. Lorsqu’ils ne périssent pas physiquement, les ouvriers sont tout simplement anéantis dans leur âme et leur singularité. Ils forment une masse d’automates aux pieds de plomb sans plus aucune humanité. Cette condition ouvrière moderne, sinon futuriste, est mise en relation par Maria dans les catacombes avec le mythe de la tour de Babel. Cette vision anachronique du corps instrument n’est pas sans parenté avec les propos tenus par Mumford sur son étude sur l’époque des pyramides « je m’aperçu que ce que les économistes ont récemment nommé l’âge de la machine ou l’âge de la puissance avait son origine, non dans la prétendue révolution industrielle du dix huitième siècle, mais au tout début dans l’organisation d’une machine archétypique, formée d’éléments humains » (Ibid.).
On peut supposer que les hommes libres échappent à cette instrumentalisation et peuvent développer leur humanité et leur singularité. Ceux-ci sont symbolisés par les membres du Club des fils dans Metropolis, sorte de jeunesse dorée vouée au sport et aux divertissements frivoles. On ne peut qu’être frappé par le contraste entre ces têtes blondes vêtues de blanc et les silhouettes concentrationnaires du monde souterrain. Or si cela doit nous évoquer la partition raciste opérée par le nazisme entre aryens et non aryens, nous devons rappeler qu’une même instrumentalisation du corps est à l’œuvre dans cette distinction. Certes l’aryen n’est pas voué à être assassiné directement ou par le travail forcé. Néanmoins son destin n’est pas individuel mais sacrifié au profit de l’expansion de sa race. A vrai dire, le peuple allemand, même s’il ne fut pas tout de suite globalement exterminé par l’hitlérisme, devait pâtir à un moment ou un autre de l’application du programme de ses dirigeants. Comme l’écrit Lévinas dans « Quelques réflexions sur la philosophie de l’Hitlérisme » (Esprit, 1934), celui-ci se caractérise par une réduction absolue du corps à la génétique et, pourrait-on dire, à son mécanisme biologique supposé. Or cette réduction insidieuse, micro mécanique et plus discrète qu’à celle des machines tangibles, est tout aussi redoutable en terme de déshumanisation.
Enfin, la rencontre du corps et de la machine est traitée dans le film à travers les figures de l’androïde ou du Moloch, personnification monstrueuse de l’usine. Ce n’est plus ici l’homme qui ressemble à une machine, mais la machine qui ressemble à l’homme. Ce qui effraie chez ces monstres, c’est leur relation de ressemblance et de dissemblance avec nous. Ils nous ressemblent parce qu’ils possèdent une motivation, une logique, un appétit et du désir, mais se distinguent de nous par un autre système de valeurs, de passions, d’ambitions, souvent exempt de pitié et d’empathie.


2) La ville usine

L’apparition des mégapoles et l’essor de l’urbanisme avec la révolution industrielle peuvent être perçus comme une séparation d’avec la nature, mais encore comme une immersion de l’homme dans une vaste machine usine. Ce en quoi consiste une usine est la transformation de la matière première en produit fini. Lorsque l’on débarque à New-York, comme ce fut le cas de Fritz Lang en 1924, on assiste au spectacle du produit fini : de gigantesques tours, majestueuses et autoritaires, un feu d’artifice sur les façades enlacées d’un flot de circulation. Mais qui mieux qu’un cinéaste peut savoir ce que la magie réclame de labeur invisible et souterrain ? Quels sacrifices les monuments les plus sublimes dissimulent-ils ?
Pour répondre à cette question, le réalisateur, au lieu de faire appelle à l’histoire ou la géopolitique, utilise le découpage archaïque de la plupart des mythologies entre le monde d’en bas et celui d’en haut. Il imagine sous la ville de lumière un énorme moteur souterrain comparable aux enfers. Ce qui repose sur une réalité : pour gérer son extrême densité, la ville s’érige à la verticale, du fond des égouts jusqu’au bout des grattes ciels. Bien sûr, la matière première, sur un plan horizontal, provient des campagnes et s’achemine, au grès des transformations, vers les villes. Mais dans le monde symbolique de Metropolis, où rien d’autre n’existe que cette ville, le monde brut vient du bas pour être affiné vers le haut.
Or cet équilibre est menacé. Les ouvriers, malgré la fatigue, s’organisent tant bien que mal contre l’injustice de leur condition. Ils vénèrent une sainte qui tente d’intervenir de façon pacifique. Mais cette médiation rate dans un premier temps et chaque partie court vers la confrontation. Une fois la ville détruite et son ingénieur Rotwand décédé, la réconciliation a lieu. Mais à quoi celle-ci peut-elle bien mener ? La société reste divisée en classes et la ville doit être reconstruite. Cette fin apparemment heureuse est en fait absurde. Certes individuellement tout le monde est sauvé, excepté le fou Rotwand. Mais l’humanité elle semble n’avoir aucunement progressé. En cela, Metropolis tient encore de la tragédie.


Plus qu’un film de science fiction, Metropolis est une sorte de fresque mythologique qui interroge aussi bien des archétypes ancestraux que les idéologies modernes. Le film ne parvient pas, si on l’observe minutieusement, à délivrer un message précis. Faut-il accuser l’extrême recherche plastique de diluer le contenu du film ? Au contraire, il faut louer Fritz Lang d’avoir su mettre en scène la condition tragique de l’homme et se réjouir de l’échec d’une réduction moralisatrice du film.
Les thèmes de la machine et de la déshumanisation, bien qu’exacerbés par la modernité, appartiennent à la tragédie humaine générale. Avant d’être technique, la notion de machine est politique, éthique et existentielle. L’homme entretient naturellement un rapport tragique à ses machines, au machinal, au mécanique, qui synthétisent en une entité monstrueuse le mort et le vivant.
Métropolis est-il un film stupide - comme l’ont affirmé certains critiques, conscients de la prouesse cinématographique formelle qu’il représente mais affligés par la naïveté de son propos ? Certainement, si l’on se contente d’embrasser l’ensemble du film à travers le roman sans génie de Théa Von Harbou. Mais comme de nombreux récits apparemment naïfs mais riches en images, comme certains mythes et certains contes, comme de nombreuses œuvres qui parlent à travers leurs détails muets, le film de Fritz Lang recèle des intuitions gigantesques capables d’illustrer durablement en nos âmes, et celles de ceux qu’il a inspiré, des impression sur la nature humaine qui autrement seraient restées enfouies.