dimanche 25 janvier 2009

La Gauche latino américaine


LA GAUCHE LATINO-AMÉRICAINE




Ce qui est remarquable aujourd’hui en Amérique latine, c’est l’importance du basculement d’une partie du continent vers la gauche. « L’Amérique latine connaît une sorte d’âge d’or politique » (1). Le continent latino américain est actuellement perçu comme un foyer de résistance de la gauche contre la droite libérale et la politique mondiale des Etats-Unis. Nous voulons ici analysez brièvement ce phénomène.

Ces dernières années, on a effectivement assisté à un basculement vers la gauche d’une grande partie de l’Amérique latine : élection de Hugo Chávez au Venezuela en 1999, de Lucio Gutiérrez en Équateur en 2002, de Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil en 2003, de Néstor Kirschner en Argentine en 2003, de Tabaré Vázquez en Uruguay en 2004, d’Evo Morales en Bolivie en 2005, de Michelle Bachelet au Chili en 2006, d’Alan Garcia au Pérou en 2006. On observe donc une sorte d’effet domino. À vrai dire le processus s’accélère en 2000 mais commence dans les années 90 avec les élections d’Alberto Fujimori au Pérou en 1990 et d’Abdalá Bucaram en Équateur en 1996. Ce mouvement est sans doute l’aboutissement d’un processus larvé de longue date. Il permet de remplacer les technocraties libérales qui elles-mêmes succédaient aux dictatures nationalistes.
Cette tendance provient d’une volonté générale de changement rendue possible par un éveil démocratique qui a inclus le vote de communautés auparavant exclues (2). Les communautés indigènes en particulier ont trouvé dans la pensée de gauche un moyen de défendre leurs intérêts. Elles sont les premières à souffrir des bouleversements dus à l’urbanisation et à l’économie de masse encouragée par les entreprises capitalistes. Dans les sociétés traditionnelles, l’homme se reconnaît par son appartenance à la terre où il est actif alors que la société libérale prône la circulation et l’échange des biens. On constate d’ailleurs que la gauche actuelle est moins internationaliste qu’on pourrait le penser lorsqu’on oppose le nationalisme d’extrême droite à l’international des années quarante. Au contraire, on a une gauche particulariste, voire communautariste, qui s’oppose à l’homogénéisation culturelle de la droite libérale.
On imagine à quel point les peuples ont souffert et souffrent encore de l’emprise économique et politique du voisin du Nord. Il faut préciser que les Etats-Unis ont soutenu des dictateurs d’extrême droite afin de protéger leurs intérêts financiers (Pinochet, Chili, 1973-1989 ; Stroessner, Paraguay, 1954-1989). On peut estimer que pendant la seconde moitié du XXe siècle, les États-Unis ont surtout travaillé à lutter contre le communisme. Cela bien évidemment très fortement dans l’Amérique du Sud voisine. Idéologiquement, le soutien à l’extrême droite en Amérique du sud était destiné à endiguer l’influence de l’Urss. Depuis que cette influence a disparu, cette lutte est devenue caduque. Après la guerre froide, les Etats-Unis sont devenus davantage préoccupés par leurs conflits au Proche-Orient. La rhétorique actuelle repose moins sur une opposition gauche-droite, comme pendant la guerre froide, qu’une polarisation monde chrétien-monde musulman dans les conflits des Etats-Unis. Ce n’est plus le Vietnam et Cuba mais l’Irak et l’Afghanistan. Par conséquent les aspirations de gauche ont pu se libérer avec beaucoup moins d’entraves.

Ces aspirations ont toujours été fortes en Amérique latine et ce d’autant plus qu’elles furent réprimées. Mais on peut s’interroger sur la durée et la nature de cet épanouissement. L’essor de la gauche ces vingt dernières années peut être modéré. Certains observateurs restent sceptiques sur le fond. Il y a bien une forte affirmation de la gauche, mais on peut se demander si, derrière un phénomène de surface, les inégalités ne persistent et se creusent pas (3). En fait de politique de gauche, il ne s’agit parfois que d’un discours de gauche à l’intention du peuple qui n’est pas nécessairement suivi d’effets réels durables. Beaucoup de personnes ont pu élever leurs conditions de vie. Il existe une amélioration dans les services publics à usage collectif. Mais on peut douter de l’impact social réel de mesures « qui maintiennent finalement ses bénéficiaires au bord de la survie ainsi que de leur capacité à perdurer dans le temps » (4). Les mesures sociales prises par les gouvernements pour répondre aux revendications civiles sont-elle réellement solides, durables ou ne sont-elles que quelques concession en faveur de l’électorat ?
De plus l’opposition aux États-Unis n’est parfois que superficielle. Les politiques latino américains sont vigilants et craignent la puissance du Nord qui les aide économiquement à rester au pouvoir. Ils doivent donc trouver un milieu entre un discours idéologique de gauche à l’intention du peuple et des arrangements économiques qui conviennent au Etats-Unis. C’est le cas pour un gouvernement aussi radical que celui de Chavez (5). A vrai dire, les dirigeants sont pris entre deux feux, comme la plupart des gouvernements de gauche à travers le monde. Leurs moyens dépendent du libéralisme même si leur fin est sociale. Mais cette politique est-elle cohérente à long terme ? Le libéralisme s’avérant un système inique et socialement destructeur par absence d’auto régulation, peut-il servir durablement à lutter contre la pauvreté ?

On peut distinguer en Amérique latine, d’un côté, des États radicaux de gauche et opposés aux États de droite de façon frontale et, d’un autre côté, des États en demi-teinte dont la gauche se dilue dans la droite. Les Etats radicaux de gauche entendent créer des systèmes économiques propres (ALBA - Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes) et évitent de diriger la société sur une base libérale. C’est une attitude de fond qui peut faire ses preuves économiquement, surtout au Venezuela qui tire bénéfice de son pétrole. Néanmoins les témoignages des sud américains expatriés en Europe dénoncent le manque de liberté civile dans ces Etats radicaux. La situation de la liberté de la presse est grave en Colombie, à Cuba et en Haïti selon Reporter sans frontière.
La gauche prend donc une forme modérée (Brésil, Uruguay, Chili) ou radicale (Cuba, Venezuela, Equateur, Bolivie). Mais aucune confrontation géopolitique violente ne semble devoir être redoutée entre cette dernière et les Etats-Unis. La crispation a disparu tant à Washington que chez les extrémistes de gauche, hormis quelques cas particuliers comme les Farcs. C’est qu’au fond la droite libérale réussit à gouverner en deçà des discours et déclarations d’intention par son système économique. La lutte entre la gauche et la droite prend aujourd’hui une forme moins évidente, moins frontale. On doit davantage observer des jeux sous-jacents d’influences stratégiques que les discours tenus par les dirigeants.
Ne faut-il pas alors abandonner le mythe des « deux gauches » au profit d’une lecture des « mille gauches » (6). Il existe une gauche non étatique mais réellement politique et influente. À vrai dire la situation n’est pas différente en Europe. Il importe aujourd’hui de s’intéresser à l’influence des activités civiles de gauche. D’une part parce que le rôle régulateur de l’Etat tend à s’amenuiser sous l’effet du libéralisme et, d’autre part, parce que l’effort local est plus réaliste que la révolution. Les discours officiels comptent aujourd’hui moins que les luttes réelles dans la société, telles que les « Comités du Verre de Lait », à Lima au Pérou en 1990, pour lutter contre la faim ou, plus récemment, la révolte des collégiens, en mai 2006 au Chili, appuyée par l'opinion, puis relayée par les syndicats.

On assiste peut-être une crise de l’État qui n’est plus en mesure de garantir la justice sociale et civique. L’Etat, quand il ne réagit pas en basculant dans l’autoritarisme, perd de son efficacité. Il faut désormais selon nous s’interroger sur les moyens dont dispose la société civile, en Amérique latine et ailleurs, pour défendre son propre pouvoir et prendre le relai quand cela est nécessaire.




(1) Ignacio Ramonet, « Amérique latine rebelle », Manière de voir, 01/2007
(2) Jean Marie Lemogodeuc, L’Amérique hispanique au vingtième siècle, Paris, Puf, 1997
(3) Franck Gaudichaud, Le Volcan latino américain, Paris, Textuel, 2008
(4) Rodrigo Contrera Osorio, La Gauche au pouvoir en Amérique latine, Paris, L’Harmattan, 2007
(5) Julia E. Sweig, « Can’t live with Chavez, can’t live without him », Los Angeles Time, 2 juin 2002
(6) Marc Saint Upéry, Le rêve de Bolivar, Paris, La Découverte, 2007

Raphaël Edelman, Le diable probablement, Nantes 2009

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