dimanche 5 juin 2011

LES ESPACES MONSTRUEUX

INTRODUCTION : ORIGINE DE LA QUESTION DES ESPACES MONSTRUEUX



1. L'université de philosophie : études du comique, du colérique et du tératologique.

Mes mémoires de premier et second cycle à l'université de philosophie de Rennes furent consacrés à la question du laid et à son rapport au faux et au mal. Ce fut une façon de traiter par l'absurde du lien entre esthétique, éthique et logique - entre le beau, le bien et le vrai. La philosophie de Georges Bataille, particulièrement attachée aux questions du mal ou de l'informe, exerçait encore à cette époque une influence considérable sur mes choix. Mais, dans la forme, je ne désirais pas rompre à la manière des nietzschéens avec l'approche systématique de la philosophie. Il m'apparaissait que la connaissance philosophique reposait en grande partie sur la cohérence interne de ses concepts et que celle-ci devait être la plus explicite possible.

Dans mon mémoire de maîtrise, Le comique et son rapport à la liberté d'expression, j'analysai les rapports entre ironie, humour, esprit (witz) etc. Pour moi, ces figures esthétiques devaient jouer un rôle épistémique et éthique non négligeable. Elles contribuaient à faire connaître la nature des choses et à exprimer notre liberté. Je m'appuyai tout d'abord sur l'Essai sur le rire de Bergson, dans lequel le rire est perçu comme une défense du vivant contre le mécanique. En même temps qu'il signale une rigidité du vivant, il permet au rieur de surmonter les tensions que cette rigidité fait naître. Les pièces de Molière, par exemple, se jouent à travers la caricature des conventions de son époque. Je complétai cette approche avec une lecture du Mot d'esprit et son rapport à l'inconscient de Freud. Selon la théorie freudienne, l'esprit (witz) révèle un contenu latent refoulé et permet en même temps une forme de catharsis. Le mot d'esprit parvient à exprimer de manière imagée un contenu autrement trop difficile à énoncer.

Dans mon mémoire de Dea, Le rire et la colère, je m'intéressai plus précisément aux émotions. Le rire fut caractérisé comme une réaction à la laideur physique et la colère comme une réaction à la laideur morale. On s'amuse d'une grimace et l'on s'indigne contre un acte odieux. Je me demandais comment ces émotions comiques ou colériques pouvaient nous dire quelque chose sur la réalité et comment leur agencement devait s'opérer pour déterminer notre comportement. L'analyse s'attachait à distinguer les nuances des deux émotions retenues pour l'étude, en m'appuyant sur ce que les grands philosophes avaient pu écrire sur le sujet. A cette époque, je tâchais de comprendre les relations entre six philosophes scolaires : Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Kant et Hegel. Je voulais voir comment ces éminents penseurs pouvaient éclairer le modeste sujet des émotions. Nous pouvons résumer de la manière suivante nos analyses : Il existe un rire positif, qui dénote une réelle profondeur d'esprit, et un rire négatif, la moquerie. Il existe de même une colère froide, le ressentiment auquel s'ajoute le calcul de la vengeance, et une colère chaude, l'éclat impulsif. L'essentiel de notre propos fut de montrer la nécessité de transformer la rigidité de la passion (moquerie et esprit de vengeance) en fluidité de l'émotion (esprit, éclat). La transformation de la colère en rire devait s'avérer féconde à la fois sur les plans cognitifs et éthique. Elle permet d'évoluer dans sa compréhension du monde, sans rester prisonnier des idées fixes, et par conséquent d'adopter une attitude plus compréhensive et juste à l'égard d'autrui. On peut assimiler cette démarche, en termes bergsoniens, à une défense du vivant contre le mécanique au cœur de la pensée.

Bien que les circonstances ne me le permirent pas, j'avais le projet de continuer ma recherche dans une thèse. Je réfléchis à ce qu'il y avait de commun aux deux mémoires que j'avais écrits. Il s'était agi de réfléchir sur le laid. Il semblait donc logique de consacrer une thèse à cette question et de l'aborder de manière plus rigoureuse que je ne l'avais fait. Une figure du laid cependant, le monstrueux, attirait mon attention, sans que je puisse dire pourquoi celle-là plutôt que par exemple l'abîmé, le raté, l'informe ou l'accidentel. L'étymologie du mot m'invita toutefois à continuer dans cette direction, puisque le monstre peut être compris comme ce qui montre. J'avais là un concept approprié pour continuer à réfléchir à la façon dont les choses se montrent à nous dans l'émotion. Précisons un peu ce point : Il importe, pour analyser ce concept, de distinguer la substance "monstre", son attribut "monstrueux", et l'essence "la monstruosité" à laquelle peuvent être rapportés tous les phénomènes jugés monstrueux. La différence entre "monstre" et "monstrueux" est celle qui sépare un point de vue ontologique, où le monstre est perçu comme une réalité, et un point de vue épistémique, où "le monstrueux" est une valeur attribuée à certains faits qui dérogent aux normes. La catégorie "monstruosité", formée par substantivation de l'adjectif "monstrueux", peut n'être pas issue de l'individu même mais d'une synthèse imaginative et fictive. On dit ainsi d'un être qu'il est un monstre de manière métaphorique et non littérale. Lorsqu'on parle de la monstruosité, on se réfère moins à une substance précise qu'à une essence axiologique issue du jugement subjectif. La question est de savoir si cette attribution dit bien quelque chose de la substance ou si elle n'est que l'expression d'un jugement d'opinion de nature fictive et contraire à la science. Georges Canguilhem a relevé la différence entre le monstrueux et la monstruosité mais dans une perspective historique. Le "monstrueux" anormal et diabolique du moyen-âge est réduit à l'âge classique à une anomalie, la "monstruosité", explicable en termes scientifiques (La connaissance du vivant). Ce glissement sémantique correspond à une prise de conscience du caractère subjectif de l'attribution. Canguilhem a également remarqué que l'on ne pouvait attribuer la monstruosité qu'à des êtres vivants au caractère hybride, en précisant toutefois que l'imagination pouvait s'appliquer métaphoriquement à l'inerte. Or c'est cette application de la monstruosité à l'inerte de l'espace qui nous occupera tout particulièrement, comme nous allons le montrer bientôt. Cette apparente erreur catégoriale est en fait légitime dès lors que l'on admet le caractère métaphorique de la monstruosité et que l'on comprend l'intérêt cognitif de cet usage.



2. Les écoles de design : philosophies de la technique et de l'espace

L'orientation de mon projet de thèse fut modifiée par mon expérience professionnelle d'enseignant en philosophie dans le design. Mes études m'avaient conduit à traiter prioritairement d'esthétique et j'avais autant sinon plus de relations avec le milieu artistique qu'avec le milieu philosophique. Ceci explique cette curieuse évolution de mon parcours philosophique. J'acquis dans le cadre des écoles de design de Nantes de précieuses connaissances sur les plans pratiques, aux côtés des designers dans les projets, et théoriques, avec les différents intervenants de sciences humaines que je rencontrais.

Ce nouveau contexte m'amena à découvrir un aspect de la philosophie auquel je n'avais pas prêté attention : la philosophie de la technique, avec des auteurs comme Hottois, Séris, Mumford, Ellul, Simondon, Idhe, Stiegler, Debray, Sloterdijk etc. Je reconsidérai également des classiques comme Bergson, Heidegger ou Foucault à partir de ce nouveau centre d'intérêt. Je pus encore me constituer une nouvelle culture, en découvrant les écrits sur la technique de la Renaissance (De Vinci, Alberti), de l'Age classique (Diderot et d'Alembert), ou modernes (Gropius, Le Corbusier). Mes recherche sur la technique devaient s'étendre aux technologies de l'information et des médias, à la sémiologie, la médiologie ou la sociologie. L'enjeu du design aujourd'hui est en quelque sorte la fusion des techniques et des sciences humaines conformément au canon des techno-sciences de notre époque. Il me parut important que les philosophes s'intéressent à cette question et déterminent les avantages et les inconvénients d'un tel programme techno-scientifique. La philosophie sur la question oscille aujourd'hui entre technophobie et technophilie. La tâche consiste dans ce cas pour moi à faire la part des choses entre les différents commentaires et à tenter de porter un regard objectif sur les enjeux réels de l'évolution de la technique et de la science. Cette réflexion ne devait pas se limiter à la lecture des écrits théoriques sur le sujet. Une dimension importante de la philosophie appliquée au design est le cadre du projet. Il fait travailler ensemble en atelier élèves, designers et "scientifiques" (en comprenant les sciences humaines, dont fait partie la philosophie dans ce contexte). Il résulte du travail en atelier un échange concret et vivant de connaissances multiples et spécialisées. Ces échanges sont un aliment précieux pour un philosophe désireux de diversifier ses connaissances et de rendre intelligible son savoir aux non-spécialistes. Cela débouche également sur une réflexion méthodologique commune aux démarches techniques et intellectuelles. Il existe une importante littérature épistémologique consacrée à l'étude des procédures scientifiques. Mais il me semble qu'un tel effort de systématisation n'a pas été entrepris avec autant de sérieux dans le domaine des arts et des techniques. Or il me semble qu'il existe un lien entre par exemple la méthode expérimentale scientifique et l'élaboration d'un projet de design.

Après avoir découvert la philosophie de la technique, je trouvai l'angle d'approche méthodologique qui devait me convenir : une philosophie de l'espace. Il m'apparut que la philosophie s'était jusque là consacrée en priorité à l'étude du temps et qu'il y avait une certaine urgence à s'occuper davantage de l'espace pour atteindre la question cruciale aujourd'hui de la technique. Mon ambition a été de découvrir pour l'espace quelque chose d'analogue à ce que Bergson avait trouvé pour le temps. J'appelle "champ" un équivalent hypothétique de la durée Bergsonienne, en m'inspirant de l'analyse heideggerienne du lieu et de la phénoménologie à tendance gestaltiste de Merleau-Ponty. Le fil conducteur est la notion de continuum. Dans l'espace vécu, je ne suis pas ici en un lieu séparé des autres mais en même temps là dans un champ où peut s'exercer ma virtualité. Pour prendre un exemple simple, lorsque j'utilise un téléphone, la distance en terme d'espace n'implique pas un éloignement en terme de champ. Mon interlocuteur peut être à cent kilomètres, il m'est plus accessible encore que mon voisin de palier. L'art des jardins japonais, où la dimension cinétique est plus importante que la dimension géométrique, repose sur la notion de champ davantage que les jardins à la française. On comprend alors que la notion de champ est liée à l'action plus qu'à la contemplation. En ce sens le champ se distingue de la durée Bergsonienne. Il sera nécessaire d'approfondir cette question en temps voulu.

Pour étudier globalement l'espace, je distinguerai deux échelles principales. Tout d'abord, je considérerai l'échelle macroscopique de l'espace qui déborde le champ de mon vécu. Au niveau macroscopique, on trouvera les espaces naturels astrologique et géologique, ainsi que les espaces sociaux géographique et architectural. On le voit, il s'agit de considérer l'espace progressivement, en partant de l'univers, en rejoignant la terre et ses êtres inertes ou vivants, et en considérant la manière dont les hommes occupent le territoire et bâtissent leur milieu de vie. J'appelle par contre échelle microscopique celle qui se rapporte au champ du vécu. On trouve en premier lieu l'espace technique, c'est-à-dire l'espace des objets sous la main, des outils et des machines articulés en un système qui me sert autant qu'il m'enserre. A cet espace technique tridimensionnel en face de moi, s'ajoutent, sans doute de manière surprenante, les espaces symboliques bidimensionnel du plan (auquel manque la dimension de l'éloignement) et unidimensionnel de la ligne (auquel manque la dimension de la hauteur). On comprendra qu'il s'agit là des espaces non négligeables des représentations visuelles et acoustiques. L'espace plan se caractérise par des signes étendus en hauteur et largeur, et l'espace linéaire (cette terminologie paradoxale désigne aussi l'aspect du temps) se caractérise par un avant et un après.

Pour conclure cette présentation de la genèse de mon projet de thèse sur les espaces monstrueux, il convient d'en préciser la problématique. Il s'agit, on le voit, de faire se rejoindre deux préoccupations et deux concepts : la monstruosité et l'espace. Je formulerai ma problématique de différentes façons : l'une esthétique (domaine du paysage), portant sur le moment de la perception d'espaces considérés comme monstrueux (comme un espace volcanique ou nucléaire) ; une autre épistémique (domaine de l'environnement), portant sur ce que cette connaissance peut nous apprendre sur la réalité de ces espaces ; et enfin une dernière éthique (domaine de l'aménagement), sur ce qu'il convient de faire une fois que l'on sait ce qu'il en est d'un espace. Voici plus en détail les différents problèmes auxquels nous chercherons à répondre à chaque niveau de l'échelle macro et microscopique de l'espace : Tout d'abord, nous vivons les espaces en mêlant à nos perceptions des affects. On doit se demander au niveau esthétique comment s'organisent la perception et l'émotion de l'espace à partir des sensations et des affects. On doit se demander ensuite au niveau épistémique comment cette expérience nous informe sur la réalité perçue. Enfin, on peut s'interroger au niveau éthique sur le genre d'espace que doit devenir l'espace jugé monstrueux et dans quelle mesure cette évolution dépend de notre liberté. Se pose ici la difficile question de notre marge de liberté en ce qui concerne la prévention des maux engendrés par les espaces monstrueux naturels et humains. L'administration de l'espace aujourd'hui par les paysagistes, les scientifiques et les promoteurs dépend d'interactions humaines complexes et bien souvent difficilement contrôlables, ce dont pâtissent en premier lieu les usagers de ces espaces.





I. LES ESPACES NATURELS



1. Cosmologie

Les espaces naturels sont les espaces abstraction faite de l'homme. On distingue deux ensembles : l'univers et la terre. Abordons la question de l'univers dans cette partie intitulée "cosmologie". L'univers est avant tout un objet théorique. La théorie de l'univers n'est pas homogène. Notre conception de l'espace cosmique a évolué à travers les âges. Chaque paradigme implique une conception différente de la monstruosité de l'espace.

Le monde clos désigne sous la plume d'A. Koyré, le monde d'avant les temps modernes. Ce monde se divise en deux parties sublunaire et supra-lunaire, comme l'affirme Aristote. La première est sensible et imparfaite tandis que la seconde est intelligible et achevée. C'est le ciel des idées chez Platon ou des êtres métaphysiques chez Aristote. D'une manière générale, il était courant dans l'Antiquité et au Moyen-âge de distinguer le royaume des cieux et celui de la terre. La transcendance et la divinité étaient liés à la hauteur. Dans le monde moderne, avec le christianisme et l'athéisme, cette transcendance aura tendance à se placer plutôt dans l'intériorité de l'âme. Avant Platon, le monde céleste était monstrueux de par les dieux qui le peuplaient. Platon dénonce la manière dont les poètes comme Hésiode ou Homère traitent des Dieux. C'est leur aspect humain et inconstant qui le scandalise. Toutefois, les idées surnaturelles qui doivent les remplacer peuvent aussi bien nous apparaître fantastiques. Que sont au justes ces idées qui peuplent le ciel ? On est frappé aujourd'hui par le statut mythologique des lieux célestes anciens comparé à l'étude scientifique des galaxies. On peut étendre l'enquête d'une cosmologie mythologique à tous les lieux de la religion, comme le paradis, l'enfer, le schéol etc. Dans le judaïsme ancien, le shéol est un gouffre d'oubli qui n'est pas décrit comme chez les romains et les grecs. Dans la tradition rabbinique, la gehenne est divisée en sept maisons superposées. Dans l'Islam, le Barzakh, intermédiaire entre l'ici-bas et l'au-delà, l'enfer et le paradis font l'objet de descriptions précises. L'enfer traduit d'innombrables fantasmes sadiques exercés sur les corps. Le temps y est sans fin et l'espace réduit, avec des effets d'empilements et d'entassements. La ligne de démarcation entre l'extérieur et l'intérieur du corps se brouille avec les supplices. Le purgatoire, enfer mineur, laisse une espérance et réintroduit la durée. A tous ces mondes surnaturels s'oppose le monde terrestre de tous les jours. Le monde terrestre antique est à sa manière monstrueux par le chaos et la contingence qui y règnent. Les platoniciens estiment qu'il est une dégradation du monde parfait des cieux. Le devenir sur terre est la marque de cette négativité qui frappe l'ici-bas. Le temps dit Platon est l'image mobile de l'éternité immobile. Pour Aristote, les monstres apparaissent précisément dans cet univers faillible lorsque la matière ne parvient pas correctement à rejoindre sa forme. Nous voyons en somme que le monde ancien possède une grande variété d'espaces monstrueux, ou que l'on peut qualifier ainsi en raison de la présence de monstres surnaturels ou non. Car ce qui vaut à un espace le qualificatif de monstrueux est bien souvent le fait qu'il contienne un objet monstrueux qui exerce un effet sur son environnement ou inversement que l'environnement entraîne des mutations organiques. Quant à la frontière entre un monstre surnaturel, comme un démon ou un demi-dieu ou un dieu, et un organisme mortel mal formé ou simplement minoritaire, elle est bien souvent poreuse. La superstition peut difficilement s'empêcher d'accorder un caractère magique bien souvent maléfique aux êtres jugés anormaux et à leur environnement. Il suffit d'observer encore aujourd'hui l'attitude de l'opinion à l'égard de certains lieux comme les hôpitaux, les asiles, les banlieues ou les pays étrangers pour saisir la dimension irrationnelle de nos préjugés.

A. Koyré appelle "univers infini" le monde unifié et mathématique de Galilée et Newton. Il n'y a plus deux espaces, l'un parfait et l'autre imparfait, ni même une pluralité de mondes surnaturels, mais un monde unique ou tout, même la monstruosité, est explicable en principe par des lois naturelles. Le monde dans son intégralité peut être formulé à travers des lois mathématiques. Toutefois l'étendue, telle que Descartes la conçoit, peut paraître à son tour monstrueuse aux yeux de la connaissance ordinaire. L'espace est appréhendé géométriquement comme homogène, ce qui surprend notre expérience quotidienne d'espaces hétérogènes (espaces élevés ou bas, vastes ou étroits, bons ou mauvais, fastes ou funestes). A vrai dire, et quoique de manière paradoxale, c'est la neutralité axiologique de l'espace scientifique qui nous apparaît monstrueuse. Pour le physicien, les places sont interchangeables. De plus, l'étendue est identifiée à la matière par Descartes. "Il n’y a (dit-il) qu’une même matière en tout l’univers, et nous la connaissons par cela seul qu’elle est étendue". Il ajoute que "toutes les propriétés que nous apercevons distinctement en elle, se rapportent à ce qu’elle peut être divisée et mue selon ses parties, et qu’elle peut recevoir toutes les diverses dispositions que nous remarquons pouvoir arriver par le mouvement de ses parties" (Principes). Contrairement à Descartes, pour qui la matière c'est l'espace divisible, nous avons tendance naturellement à concevoir l'espace comme un vide qui peut être rempli de matière. Enfin, le principe d'inertie de Galilée défie l'expérience ordinaire. L'idée d'un mobile qui se meut indéfiniment si rien ne l'arrête contredit l'appréhension quotidienne ainsi que la thèse Aristotélicienne de l'aspiration au repos des choses selon leur essence. Dans le monde cartésien, rien n'a de place particulière. Sa logique mécaniste peut être aisément perçue comme une absence d'ordre par un aristotélicien. Ainsi, la matière cartésienne a perdu sa tendance à prendre forme et à rejoindre sa place naturelle au repos. Elle devient dans la physique un ensemble d'atomes sans âme, mus par une nécessité mécanique aveugle et toujours exposés au hasard. La monstruosité d'un tel espace inhospitalier, dans lequel circulent de capricieuses comètes effleurant la terre, appelait le projet d'une techno-science susceptible de rendre l'homme comme maître et possesseur de cette nature désertée par l'Esprit. En outre, l'univers est devenu infini. Nous fumes réduits à néant relativement à cette dimension sans fin du temps et de l'espace. C'est ce qu'exprime Pascal dans la formule : "le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie". Dans cette étendue obscure, de drôles de monstres cosmiques se rencontreront bientôt, comme les trous noirs, les quarks, etc. Des phénomènes liés au temps nous surprennent également, comme le big-bang, l'expansion de l'univers, etc. Il faudrait ajouter l'infinité microscopique pour compléter ce tableau des espaces angoissants. La crainte actuelle des nanotechnologies réédite en quelque sorte à l'autre extrémité de l'échelle l'angoisse pascalienne face à l'univers. Il n'est d'ailleurs pas besoin de descendre bien loin dans le minuscule pour être inquiet. L'hygiénisme au XIX naît de la crainte suscitée par la découverte du monde microscopique.





2. Géologie

L'espace naturel terrestre est l'objet d'une expérience esthétique et artistique (peinture, photographie, paysagisme, land art etc.). De la terre, le ciel est également un objet de contemplation. On peut parler alors d'un paysage céleste. Toutefois, l'environnement terrestre nous intéresse prioritairement en tant que cadre et milieu de vie immédiat. L'espace céleste ne possède cette proximité qu'au travers des menaces exceptionnelles (comètes, rayonnements, invasion martienne, etc.). L'espace géologique tire donc sa monstruosité de sa nécessité immédiate pour le vivant en tant que milieu de subsistance.

Dans son analyse du jugement esthétique, Kant a caractérisé le plaisir esthétique comme un plaisir désintéressé. Le beau plaît sans concept, selon une finalité sans fin, en vertu du jeu des facultés stimulé par le spectacle des choses. Le laid serait en revanche l'impression d'une dissonance au niveau de la forme de l'objet. Mieux, il est l'informe, la matière récalcitrant comme la graisse, la boue, la crasse, la sueur ou la poussière. Le monstrueux participe-t-il du laid ainsi défini ? Un espace sale et désordonné, voilà comme l'on se représente la tanière du monstre ! Cependant le laid ne parait pas susciter l'ambivalence de répulsion et de fascination propre au monstrueux. Il faut nous tourner vers la catégorie du sublime. Elle désigne également une dissonance. Celle-ci ne concerne pas le manque d'harmonie formelle mais la démesure entre la perception et l'idée. Le sublime reste un jugement esthétique et non un jugement téléologique. Il ne ne traduit pas l'impossibilité pour la forme d'atteindre le concept de perfection. Il n'est pas encore l'inachevé. La forme laisse simplement penser à une idée qui la dépasse. La monstruosité semble se rattacher autant, sinon plus, à cette figure du sublime qu'à celle du laid - car le monstre n'est pas anodin comme le sont les choses laides habituelles. Il existe deux sortes de sublime. Le sublime mathématique concerne la grandeur. Il est donc lié tout particulièrement à l'espace. La perception dans ce cas est de proportion moindre que ce que l'on sait de l'espace. La vue d'un gouffre, par exemple, est partielle en ce je ne peux saisir par le regard l'étendue de sa profondeur. Seulement, les indices laissés par ce qui apparaît suffisent à évoquer un trou sans fond. Le sublime dynamique concerne davantage la force. Il est relatif au mouvement, c'est-à-dire autant au temps qu'à l'espace. Ici, ce n'est pas la taille qui est exceptionnelle mais la puissance d'un événement. Je ne puis saisir cette puissance que par un aspect largement inférieur. Au cinéma, une pluie torrentielle sur quelques acteurs me laisse imaginer une région entièrement noyée sous le déluge. La vision d'une centrale atomique tranquillement installée au milieu de la campagne suffit à m'évoquer l'effroyable puissance qu'elle recèle. Nous voyons donc que le laid reste un effet de surface alors que le monstrueux est sublime et recèle un contenu inquiétant.

Le jugement téléologique porte sur la finalité d'une chose. De manière générale, on peut réfléchir à la fin de l'homme ou de la nature, au sens de destin ou d'achèvement. Opposée à la bonne fin, la fin mauvaise possède à sa façon un caractère monstrueux. Car la monstruosité peut être attribuée à ce qui échoue à atteindre sa fin. Classiquement, l'échec des fins de la nature est thématisé par le concept banal de contingence ou d'imperfection. La monstruosité est clairement liée à la dimension matérielle et donc défectueuse du monde terrestre. Aujourd'hui, la question est devenue radicale. Il s'agit non plus d'un état stable d'imperfection mais d'une entropie exponentielle possible et quasi avérée. L'épuisement des ressources naturelles et la dégradation progressive du milieu naturel sont devenus des craintes sérieuses. Apparaît alors une écologie portant sur l'équilibre de la vie dans l'espace et le temps. Cette écologie se donne comme une figure salvatrice face au destin monstrueux qui se dessine devant nous. Il importe également de réfléchir à l'involution des sociétés. Celle-ci peut être directement liée à la dégradation de l'espace naturel. Mais la dégradation de la société peut être inhérente à l'espace social seul. On peut s'inquiéter par exemple de la dégradation des espaces de travail et de vie, ou de l'inaccessibilité des ressources pour une frange de la société. Les dystopies (1984, Le meilleur des mondes, Le Chateau, I'm a legend ; mais aussi, sur un mode philosophique et réaliste, l'espace disciplinaire de Foucault ou le camp d'Agamben) présentent les figures monstrueuses de sociétés sans nécessairement recourir aux tableaux apocalyptiques des catastrophes naturelles. Parfois aussi, c'est la nature qui est catastrophique. La jungle infestée de loup, à l'extérieur de la cité, est le terrain d'une expérience communautaire traumatisante, aussi bien dans l'état de nature hobbesien, que dans les contes de fées ou les films d'horreur.





II. LES ESPACES SOCIAUX



1. Géographie

Les espaces sociaux sont les espaces habités ou exploités par l'homme. Ils sont des éléments à part entière de la société et de son fonctionnement. On distinguera une dimension macroscopique, celle de la géographie comme découpage humain du territoire, et une dimension microscopique, celle de l'architecture comme organisation de l'espace habité, que nous aborderons dans le chapitre suivant. La géographie est, comme son nom l'indique, le design de la terre (au sens de terrain et, de plus en plus, de planète). L'espace géographique est d'abord une production humaine liée à ses préoccupations laborieuses ou non. C'est le devenir artéfact à grande échelle de la nature aménagée. L'infrastructure fonctionnelle des villes s'étend au confins du territoire, jusqu'aux pipelines les plus reculés.

La discipline est la forme macroscopique de l'administration rationnelle des hommes. La discipline ne concerne pas simplement un type de dressage et d'éducation. Elle suppose également un appareillage parfois très étendu et une répartition minutieuse de l'espace. On discipline les hommes en organisant aussi bien leur espace de travail que celui de leurs cheminements dans les villes ou les campagnes. La discipline repose sur une vision médicale de la société. Il s'agit de prévenir le dérèglement des flux sociaux et de guérir ou corriger tout débordement. L'événement monstrueux de la mise à mort du condamné, décrite par Foucault dans Surveiller et punir, a laissé place aux espaces coercitifs eux-mêmes monstrueux. L'échafaud est supplanté par le laboratoire. Les instruments disciplinaires (médecine, architecture, design, médias) sont aujourd'hui mis au services des Etats et des entreprises, essentiellement pour assurer la production et la consommation nécessaires au développement. La discipline apparaît au départ comme l'outil angélique des utopies. Mais sa face monstrueuse a tôt fait de transformer ces dernières en dystopie. La République de Platon, qui dépend d'une telle discipline, nous apparaît aujourd'hui comme un archétype totalitaire. Le panoptique de J. Bentham est sans doute le modèle spatial de référence de l'organisation disciplinaire moderne. Son procédé architectural peut être généralisé à tout le territoire. Le principe consiste à centraliser l'espace et à le transformer en réseau d'informations. Celui-ci n'est pas obligatoirement visuel. Les données centralisées peuvent être de nature symbolique (fichiers) autant que physique (enregistrements). L'administration des régions par une bureaucratie centralisée est de nature panoptique. Un espace transformé en réseau d'information permet le jeu du savoir et du pouvoir. Connaître les coordonnées d'une pièce sur un espace quadrillé permet d'anticiper ses mouvements et, s'il le faut, de les contrarier. Plus l'espace est connu, plus on peut intervenir à temps pour empêcher les phénomènes indésirables. Comme l'examen médical régulier permet de mieux lutter contre les maladies, le renseignement continué sur les mouvements de la société est propre à endiguer tout phénomène jugé anormal. Or ce quadrillage incessant des corps présente à sa manière un caractère monstrueux. La vie paraît enfermée dans des dispositifs d'hygiène toujours de plus en plus serrés. A côté des inclus, à l'existence méticuleusement organisée dans l'espace, se trouvent les exclus quasiment privés d'espaces, entassés dans les bidonvilles ou les camps. On assiste, parallèlement au phénomène de la mondialisation, à celui de la dé-mondialisation de certaines populations quasiment réduites au rang de déchets.

Le contrôle est le devenir microscopique de l'administration des hommes. On retrouve dans le contrôle le même procédé d'information et de quadrillage que dans la discipline. Mais son principe est plus souple et moins visible. Il est plus insidieux et plus liquide. Son bio-pouvoir est autrement plus efficace que le géo-pouvoir disciplinaire. Ainsi, prescrire un contraceptif est un procédé plus radical que celui qui consistait à interdire la mixité de l'espace. La biopolitique est sans doute moins contraignante en apparence que la géopolitique administrant l'espace. Car la biopolitique, dont le modèle est directement médical, n'a pas le caractère phénoménal de l'architecture. La gestion spatiale des hommes en faisait des bêtes à enclore ; la gestion biopolitique en fera des plantes que l'on peut sélectionner, tailler ou jeter. Elle s'apparente à une nano-architecture invasive, qui travaille les corps, les esprits et les cœurs de l'intérieur. Le contrôle introduit dans le corps ce que la discipline déployait autour de lui. Ainsi l'on atteint plus directement encore l'esprit. Un tranquillisant fera plus rapidement l'affaire qu'un long séjour en cure thermale. Il ne faut pas croire que le contrôle soit exclusivement microscopique. Car l'extension des outils chimiques et électroniques sur le territoire assure la colonisation généralisée des organismes humains. Une campagne de vaccination peut s'étendre sur de vastes territoires et le sécuriser mieux que ne le ferait le confinement des espaces et la mise en quarantaine. Bien sûr, cette révolution technique peut nous réjouir en terme médical. Mais son dispositif prométhéen induit une hybridation du naturel et de l'artificiel dans l'espace et à l'intérieur des organismes qui peut paraître monstrueuse.



2. Architecture.

L'architecture est certes le jeu sculptural des volumes avec la lumière. Mais elle est aussi une entreprise de planification des espaces sociaux, par le design des villes et des bâtiments. La monstruosité architecturale ne relève pas uniquement de la faute de goût. Elle tient au malaise de ses habitants, lorsque le cadre qu'il leur est offert compromet leur bien être (lequel ne saurait reposer uniquement sur le confort). L'image d'Épinal ici est la barre d'immeuble de banlieue laide et asociale.

Abraham Moles qualifie d'errance notre rapport à l'espace quantitatif. Cet espace est celui des lieux équivalents de la géométrie. Dans ce domaine, le sommet d'un triangle n'a pas plus d'importance que les autres angles. L'indifférence des espaces, leur équivalence, induit un sentiment ambigu, celui de la familiarité confortable de tous les lieux et, en même temps, de la lassitude inquiète de celui qui n'a plus nulle part où se poser. L'errance est liée à la mobilité infinie qui est au principe des sociétés industrielles. L'errance dépend également des architectures modernes indifférentes à leur contexte et leur environnement. L'architecture industrielle, standardisée et préfabriquée ne s'adresse à personne en particulier et reste la même en tout lieu. Cela crée un effet d'homogénéisation des espaces fortement rationalisés, répétitifs et sans singularité. Par exemple, les supermarchés restent sensiblement les mêmes quelque soit le lieu. L'errance n'est pas seulement liée au déplacement de l'individu. Elle tient aussi au fait que l'individu ne se sent pas à sa place là où il est cependant contraint d'être. C'est une errance mentale. Un prisonnier erre dans sa prison (à moins qu'il finisse par s'y sentir chez lui par la force des choses). L'espace quantitatif est divisé en parties identiques de manière mécanique par souci de fonctionnalité ou de productivité. Le travail à la chaîne, par exemple, suppose des places assignées avec précision. Les lieux et les moments de travail, comme ceux de loisir, sont distribués avec rigueur. Cet aspect disciplinaire s'assouplit grâce aux innovations telles que les téléphones ou ordinateurs portables. Mais cette souplesse correspond moins à une plus grande liberté de l'individu qu'à une plus grande disponibilité. Où qu'il se trouve, l'individu reste à portée des regards et peut être sollicité. Ainsi le télétravail discipline-t-il notre espace privé en même temps qu'il nous émancipe de l'espace public.

Moles qualifie d'enracinement notre rapport à l'espace vécu, lorsqu'il est libéré de sa structuration géométrique. L'enracinement s'oppose à l'errance. C'est la manière naturelle de vivre les espaces. Ceux-ci ont une dimension qualitative en ce qu'ils prennent des valeurs. Ils sont hétérogènes. Il y a un centre, qui correspond à notre habitation, un quartier, un ailleurs. Les lieux reçoivent différentes charges émotives. Certains endroits sont redoutés, d'autres appréciés etc. Nous empruntons à la théorie des formes la notion de champ pour bien comprendre l'enracinement. Le champ permet de considérer l'espace comme un continuum. Mon champ d'action ne se limite pas au point où je me trouve. Il est l'espace considéré dans la durée. Ainsi, dire que j'habite à Nantes signifie que je peux agir quotidiennement en différents lieu de cette ville. Il y a, entre le champ vécu et l'espace géométrique, un rapport analogue à celui que l'on trouve chez Bergson entre la durée vécue et le temps spatialisé. Le champ, comme la durée, est originaire mais recouvert par les habitudes de pensée utilitaires qui s'appuient sur un découpage mathématique. Il ne s'agit pas ici de mépriser le rôle fondamental joué par les mathématiques dans notre vie, mais plutôt de préserver, en valorisant les concept de champ et de durée, la complémentarité entre l'abstrait et le concret. L'art du paysage, par exemple, se nourrit de la géologie. Mais on ne saurait pour autant modeler correctement un paysage en se limitant à faire de la géologie. Heidegger, dans Batir, habiter, penser, a bien montré ce qui oppose l'enracinement à l'errance dans la conception du lieu. Le lieu est géométriquement conçu comme un point dans l'espace à l'intérieur duquel se situeraient des choses. Or il faut entendre originairement le lieu comme ce qui est créé par les choses et ce qui crée l'espace. Un pont crée un lieu qui ouvre l'espace. Cette façon de penser ne doit pas être abolie par une mécanisation monstrueuse de l'espace qui en ferait un cadre indifférent et anhistorique que l'on pourrait remplir un jour d'une façon et un autre jour d'une autre façon. Cependant, un attachement trop radical au lieu, comme dans l'ultra-nationalisme, peut prendre un caractère monstrueux.





III. LES ESPACES PERSONNELS.



1. Technique.

Les espaces personnels sont les espaces qui se trouvent à portée de main dans le quotidien. Ces espaces peuvent être analysés comme espaces techniques, dans lesquels les choses sont disponibles et utilisables. Ils peuvent être également considérés, comme nous le ferons dans le chapitre suivant, comme des espaces symboliques. Les objets et les outils matériels, qui nous entourent de manière tangible, s'inscrivent dans un ensemble technique structuré. De même peut-on parler d'un système des objets au sens sémiologique, en tant qu'ils sont porteurs de sens. La question de la nature de cet ensemble technique est liée à celle de sa monstruosité. Nous postulons que l'espace technique est monstrueux lorsqu'il entrave la spontanéité, le bien-être ou le développement du vivant. L'espace des transports aux heures de pointe en offre une illustration significative.

La technologie ou techno-science œuvre dans le sens d'une mécanisation du réel. Elle réduit les phénomènes à une série d'informations. Son modèle scientifique tend à abolir toute forme d'intériorité et de continuité. Elle réduit en particulier la vie humaine à des problèmes de trains et de tuyaux. Elle induit une perte de sens qui rend sa réalité monstrueuse car indifférente. Cependant, la technologie représente un atout principal comme auxiliaire du vivant. On ne peut nier le rôle crucial joué par la technologie dans l'évolution des arts, des sciences et de la vie quotidienne. En revanche, passée une certaine limite, elle devient l'ennemi de la vie que seule l'éthique peut combattre. Dans le domaine médicale, des prouesse sont possibles (clonage, eugénisme, acharnement thérapeutique) que seule la bioéthique peut modérer. Par ailleurs, la mécanisation industrielle altère les savoir faire. Elle produit des produits prêts à l'emploi, dont l'usage est fixé par avance. La marge d'invention personnelle inhérente au vivant s'en trouve réduite en même temps que le champ de compétence de l'individu. La technique entraîne alors la déqualification ou prolétarisation de l'utilisateur, qu'il soit producteur ou consommateur. Lorsque les premières boites à rythmes sont apparues, certains batteurs ont craint la disparition de leur métier et l'appauvrissement de leur art. Dans le domaine de la consommation, on parlera surtout de perte de savoir vivre. Le repas, par exemple, en raison de la diffusion des plats préparés et de la désynchronisation des rythmes familiaux est un domaine ou s'observe ce genre de déficit.

La correction des espaces monstrueux techniques passe par une conciliation du mécanique et du vivant, de la machine et de l'homme. Autrement dit, l'espace doit se construire pour le vivant. Le détour des machines ne doit pas dévier cette orientation. C'est le devenir organique de la machine qui doit être recherché pour éviter le devenir mécanique de l'homme dans des proportions critiques. Bien entendu, le vivant a besoin du mécanique (la répétition du rythme cardiaque, masticatoire, l'apprentissage, l'habitude etc.). Mais celui-ci doit demeurer à titre instrumental. Un vivant totalement mécanisé devient autrement l'instrument d'un autre. Inversement, on peut transférer à la machine des éléments de l'individu organique. Un ordinateur personnel devient une extension de notre mémoire. La machine elle-même acquiert une certaine individualité. L'instrument désigne ce genre d'outil ou de machine fortement attachée à la personne. Ce devenir individu de la machine est un progrès par rapport aux machines interconnectées qui forment un milieu qui nous échappe et nous contrôle. Le système des échanges économiques abstraits représente inversement une involution par rapport à l'usage concret des biens. Il crée une hétéronomie des sujets qui cèlent leur destin sans leur offrir la possibilité de l'infléchir. Réduire l'effet pervers du système, c'est libérer des zones au moins partiellement autonomes (comme les associations). L'individualisation peut très bien accueillir la machine dans son processus. La médecine peut offrir un ensemble de prothèses bénéfiques au vivant. Toutefois, la limite doit être établie à partir de laquelle c'est le vivant qui est mécanisé et standardisé. Au delà de ce seuil, l'individualisation avorte, avec une foule de conséquences négatives pour l'individu (stagnation, maladie, exclusion).



2. Symbolique

Les espaces symboliques ont moins de densité et de profondeur que les espaces techniques. Ils s'y superposent et se tiennent à leur surface. En ceci, on peut les qualifier d'espaces plans et bidimensionnels, comme les affiches sur la façade des immeubles. On pourrait adjoindre à cela un espace comme l'espace musical ou tout simplement chronologique de nature unidimensionnelle. Nous admettons le caractère légèrement paradoxal d'un espace à une dimension. On pourrait nous opposer qu'il ne peut y avoir d'espace sans surface. Toutefois, la distance entre deux points suffit à créer un espace entre eux. Les espaces à trois, deux ou une dimension sont articulés entre eux. Une architecture en trois dimension propose des faces symboliques bidimensionnelles qui se succèdent sur l'axe unidimensionnel du temps lorsqu'on chemine à travers elle.

A la surface des choses se produisent divers effets auxquels l'esprit accorde à la fois une cause et un sens. Une douleur au bras aura l'aiguille comme cause et la vaccination comme sens. La douleur est donc un signe qui renvoie à une certaine absence, surtout lorsque la cause et la fin sont éloignés. Lorsque mon état physique commence tout juste à décliner, je place la contamination virale comme cause éloignée et la maladie ou la guérison comme avenir. Ainsi on peut dire que l'espace immédiat s'avère monstrueux par son renvoi à d'autres espaces ou aux couches de l'espace inactuelles. L'épandage intensif de pesticides nous inquiète en raison de ses effets à long terme et non de manière immédiate. La surface révèle ainsi son inachèvement ainsi que son caractère évanescent. Nous retrouvons ici la conception aristotélicienne de la matière comme devenir et mélange d'être et de non être. A la surface nous découvrons d'abord l'indice qui fonctionne comme symptôme. L'indice laisse envisager plus que ce qui est présent. Un indice laissé par un criminel me renseigne sur une scène passée. Un indice peut également laisser présager un événement à venir, comme les nuages annonçant la pluie. L'icône et le symbole sont eux des signes tracés par l'homme à la surface des choses, soit en vertu d'une ressemblance avec autre chose (image) soit par un lien conventionnel avec quelque chose (mot). Ainsi, la surface est-elle le domaine des signes interprétables (théorique), à la différence des choses manipulables (pratiques) dans leur volume. Ces signes, d'origines naturelle ou humaine, sont l'objet d'une vigilance sans laquelle il nous serait impossible d'habiter ce monde. Ils montrent quelque chose d'absent qui est arrivé ou peut arriver. Ils ont en ce sens le caractère annonciateur du monstre qui augure dans la mythologie, à l'instar du Sphinx, les choses à venir.

Avec la ligne, l'espace trouve son expression la plus sommaire. Il se fractionne en une suite formant une série continue sur le modèle de la mélodie ou du chemin rythmé par le pas. Ici la monstruosité est liée à la présence de répétitions dans l'évolution. Bien que nécessaires à la structure du temps vécu, les répétitions peuvent en fausser le développement. On appelle stagnation, standardisation, normalisation et même régression les conséquences néfastes de la répétition. Ce que contient le flux qui caractérise l'espace linéaire, c'est moins des choses que des signes circulant dans le présent et condensés dans la mémoire. Cette mise en réserve a lieu sous différents modes : La protension est immédiate et interne. Elle permet de retenir ce qui a déjà été prononcé d'une phrase pour en comprendre la suite. L'habitude est une mémoire du corps. Le souvenir est une image. L'enregistrement est un auxiliaire mnésique sous forme de prothèses (Livres, Cd, etc.). Il importe de comprendre comment la structuration de l'espace linéaire à différents niveaux détermine la forme de notre conscience. L'espace médiatique possède le pouvoir monstrueux de pénétrer, de contrôler et d'orchestrer l'espace linéaire propre à chacun. L'espace mental est à son tour monstrueux, car il se fractionne en espaces conscient et inconscient. Il faut chercher, en plus du sens immédiat que prennent les signes, un sens latent. Nous arrivons ici à une nouvelle topologie imaginaire qui tente de modéliser la vie psychique comme les mythes antiques s'attachaient à décrire l'univers.





CONCLUSION

La monstruosité peut être comprise généralement comme l'exception qui enfreint la règle. Elle est plus particulièrement la négation du vivant par le mécanique. La monstruosité de l'espace consiste en une mécanisation de celui-ci ou plus généralement en une incompatibilité de cet espace avec la vie. Le paradigme de l'espace monstrueux est sans doute l'endroit irrespirable, comme l'atmosphère pour le poisson. L'espace monstrueux naturel fascine et effraie par ses dimensions et son étrangeté. Cette émotion est liée à la théorie qui explique cet espace et non uniquement à sa perception. L'espace monstrueux social consiste en un système de domination qui entraîne différents types d'exclusion sous formes de déplacements ou d'enfermements. L'espace monstrueux personnel désigne une organisation de l'espace qui mécanise la vie et la pensée des individus.

Trois questions traversent notre étude : Comment apparaît l'espace monstrueux ? En quoi cette apparence m'indique l'essence d'un espace ? Quelle modification de l'espace est appelée par cette connaissance ? Appliquons ces questions aux trois espaces naturel, social et individuel. Ce qui caractérise l'apparence monstrueuse de l'espace naturel est la démesure. Il est connu cependant comme condition absolue de notre existence. Nous sommes donc astreints à protéger la nature en dépit de son immensité. L'espace social est monstrueux dès lors qu'il engendre des modes de vie pénibles. Son origine est le processus d'exclusion et son remède une politique de l'accueil. Enfin ce qui caractérise la monstruosité de l'espace personnel aujourd'hui est sa saturation. Sa conséquence est le conditionnement des êtres. Une évolution culturelle est nécessaire pour défaire cette étreinte.

Raphaël Edelman, Nantes 2011
 

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