mercredi 14 décembre 2011

L'IMPROVISATION

L'improvisation est un aspect du jeu musical que l'on trouve aussi bien dans les musiques traditionnelles qu'anciennes, dans le jazz et le rock que dans la musique contemporaine et expérimentale. On trouvera de l'improvisation encore dans d'autres disciplines que la musique, comme les arts plastiques, la comédie ou la poésie sonore, dans les performances et les happenings, etc. Plus généralement encore, l'improvisation est une composante de la production humaine, aussi bien artistique que technique et quotidienne, avec le bricolage par exemple. Elle relève de l'intelligence spontanée, intuitive que l'on peut distinguer de l'intelligence raisonnée de la planification ou de la science. On peut alors se demander quelle est la place de l'improvisation dans une civilisation rationaliste comme la nôtre, ce qu'elle implique au niveau politique et si elle ne relève pas d'une certaine forme d'anarchisme.

Il n'est pas question ici d'enfermer l'improvisation dans une théorie ni d'en donner la recette. L'enjeu de ce travail est simplement de valoriser l'improvisation libre. Il est aussi de montrer que cette liberté repose moins sur un arbitraire intégral que sur des règles différentes (attention, écoute, recherche de matières, rapport à l'espace etc.). J'espère attirer l'attention sur les manières de faire et les enjeux de cette pratique.





I. Approche esthétique



Inspiration et immédiateté. L'improvisation est une composante importante de l'art que l'on peut d'abord rattacher à la question de l'inspiration. Platon, dans Ion, affirme que l'inspiration est une "folie dispensée par les dieux". Elle est cette part mystérieuse de la créativité que l'on ne saurait apprendre comme une technique. C'est également ce que Kant affirme à propos du génie. Celui nous est donné par la nature et ne saurait être transmis à d'autres à travers des leçons. Si aucun art ne saurait se passer de l'inspiration et du génie et se satisfaire du métier, cela signifie sans doute qu'il ne peut y avoir d'art véritable sans inattendu et sans improvisation. Toutefois, certains arts ne résistent-ils pas à l'improvisation davantage que d'autres ? Il est vrai que l'improvisation est plus rare dans l'architecture que dans la musique. Car l'architecture est un art concret, au sens où elle est soumise aux contraintes matérielles de la gravité, de la force et de la lumière. L'architecte trouve, entre son corps et son ouvrage, de nombreuses médiations techniques et humaines. Or l'improvisation suppose au contraire une grande liberté du geste. Elle réclame une grande proximité entre le corps du créateur et l'effet créé. Par exemple, le tailleur de pierre corrige sans cesse son mouvement pour avoir un impact efficace et fendre la roche convenablement. On peut néanmoins dire que l'architecte improvise au moment où il dessine ou construit sa maquette. Mais la nécessité de recourir à des partenaires éloignés dans le temps l'oblige à fournir un plan précis. Improviser revient à être attentif au petites failles, aux lignes qui traversent le réel et sur lesquelles on peut jouer. L'improvisation est l'art du détail et de l'instant vécu. Elle remet en cause l'idée qu'une oeuvre est le résultat d'une intention préalable et le reflet d'une composition établie d'avance. L'improvisateur crée des formes à partir de la matière immédiate, de ce qui se donne sous sa main. Il ne cherche pas, comme l'interprète, à actualiser dans la matière une forme préétablie. On raille parfois les artisans qui, au lieu de tout calculer par avance, taillent et retaillent les morceaux pour les adapter à l'ensemble, sans voir qu'il s'agit là d'une philosophie à part entière. Le calcul suppose une inattention au présent pour une vie différée.

Musique écrite et "orale". Concentrerons nous sur la musique. L'improvisation est un aspect du jeu musical en général. On peut se demander si la musique non improvisée ou écrite ne constitue pas un cas isolé dans la longue histoire de la musique. "La première caractéristique distinguant la tradition musicale occidentale, affirme Pierre Levy, est son système de notation écrite. D'autres civilisations, il est vrai, on connu tardivement certaines formes de notation musicale ; mais les grecs d'abord, les européens médiévaux, ensuite, furent les seuls à développer une méthode de notation systématique dans un esprit de rationalisation et d'utilisation pratique, au point qu'ils ont identifié l'oeuvre musicale à un objet écrit et qu'ils ont désigné des sons par le mot "note" (...). Loin d'être une tendance générale, la préoccupation de conserver et de transmettre avec exactitude l'idée musicale est un trait culturel spécifique. La musique de haute époque était généralement un art de tradition orale et d'improvisation. Le musicien visait moins à respecter la lettre de quelques oeuvres que l'esprit de certains genres ou modes musicaux" (Pierre Levy, La machine univers). On comprend ici toute l'originalité de la démarche écrite. Elle remplace le son par des notes, et ce faisant place la mémoire à la place de la perception à la base du jeu musical. Respecter à la lettre un texte musical, c'est du coup abdiquer une grande part de sa créativité. C'est soumettre ses propres gestes à l'autorité du compositeur. La rationalisation de la musique conduit à une forme d'exactitude dans l'interprétation mais également à une division technique du travail, avec d'un côté le compositeur et de l'autre l'interprète, tout comme l'on sépare dans l'organisation scientifique du travail l'ingénieur et l'ouvrier. Au contraire, la tradition orale d'improvisation s'apparente à l'artisanat, où le producteur est en même temps l'inventeur attentif aux aléas de la création.

Musique occidentale et non occidentale. Pierre Levy assimile la musique écrite à la musique occidentale et la musique orale à la musique orientale. "Dans la musique des sociétés non occidentales et encore en Europe avant la Renaissance, affirme-t-il, c'est le morceau entendu ici et maintenant que l'on considère comme une oeuvre. Tout en interprétant un thème traditionnel, le musicien crée en improvisant cette oeuvre-ci, singulière et fugace. S'il existe quelques signes écrits, ce ne sont que des aides mémoire au service de l'interprétation. En revanche, à partir du XVI ème siècle européen, c'est une structure abstraite calculée, composée puis chiffrée dans une partition qu'on identifie à l'oeuvre. L'interprétation entre encore au service et dans la dépendance d'une structure codée, avant de s'y résorber idéalement dans un programme d'ordinateur" (La machine univers). La notion d'oeuvre s'est déplacée et concerne non plus le son dans l'instant mais l'écriture et la composition abstraite des notes représentant des sons. C'est le possible et non l'actuel qui est devenue l'oeuvre. Ce phénomène est particulièrement important en musique. Mais on peut le trouver en architecture à travers le projet. Par contre, il n'a aucun sens en peinture ou aucune partition ne saurait se substituer au tableau. C'est que la peinture, sans doute, échappe à sa mathématisation, voire à toute écriture. Au théâtre, l'oeuvre peut aussi bien être le texte écrit que joué. Mais en peinture, seule l'oeuvre réalisée importe.

Rythme et polyphonie. Grâce à cette révolution, par laquelle le possible de l'écriture importe autant que l'actuel, s'ouvre l'espace polyphonique. "La naissance de la polyphonie est en étroite liaison avec la perfection du système de notation et la conception de l'oeuvre comme objet écrit (...). On voit bien l'importance de la notation pour le contrôle d'événements simultanés (...). A partir du développement de la polyphonie, la musique européenne se sépare pour plusieurs siècles du temps ouvert, libre, planant (comme l'est encore le plein chant grégorien) de l'orient, avec ses rythmes dissymétriques et compliqués, pour adopter le rythme pulsé, mesuré, quasi mécanique, désormais propre à l'occident" (Pierre Levy, La machine univers). Toutefois, en gagnant un contrôle de la polyphonie avec l'écriture, on perd la richesse du rythme. Il s'opère une réduction comparable à la spacialisation de la durée telle qu'elle fut décrite par Bergson. L'intelligence remplace l'intuition et nous éloigne de la vie réelle. Le son est purifié et contrôlé à travers les notes et échafaudé de manière combinatoire. Il n'est plus combattu dans l'instant, comme un animal sauvage dans l'arène, mais devient un animal domestiqué.

Improvisation et formalisation. Pierre Levy décrit le processus de modernisation de la musique de la façon suivante : "L'explicitation et la formalisation croissante (à partir du moyen-age) diminuent progressivement le rôle de la tradition de l'interprétation et de l'improvisation. Le thème de l'ange musicien disparaît de l'iconographie dès le XVI ème siècle parallèlement à la diffusion de l'imprimerie, marquant ainsi le déclin de l'inspiration au profit de la composition et du déchiffrement. L'algorithme se dessine en filigrane à l'horizon de la musique européenne. La limite absolue du processus est la réduction à zéro de la distance entre exécution et composition par la programmation intégrale autorisée par la synthèse numérique et les autres méthodes de l'informatique musicale" (Pierre Levy, La machine univers). On peut repérer ici différents moments historiques : a) d'abord, l'improvisation traditionnelle, où la composition et l'interprétation sont identiques et non différenciés. Disons qu'ici l'interprète est un compositeur. b) Puis, l'écriture introduit une différence, entre deux activités et deux acteurs : le compositeur improvise au maximum tandis que l'interprète improvise au minimum. 3) Enfin, avec l'informatique, le compositeur peut faire jouer immédiatement ce qu'il écrit. Il y a donc de pures compositeurs chez les programmateurs. Pendant ce temps, de pures interprètes se livrent ailleurs à l'improvisation libre. Paradoxalement, l'écriture des uns a permis aux autres de ne plus jouer quelque chose en particulier, mais de jouer tout simplement.

Mécanisme et hasard. L'improvisation ne saurait disparaître de l'agir humain. Seule la machine n'improvise pas. Avant et hors de la programmation intégrale, il entre toujours de l'improvisation, au moins dans la manière personnelle qu'on a d'interpréter une composition. Seule la machine, ou le comportement qui s'en rapproche le plus, est susceptible de produire une musique sans improvisation. Car l'improvisation dépend de l'absolu singularité de chaque être, du principe de l'identité des indiscernable de Leibniz selon lequel rien dans la nature, pas un seul brin herbe, pas même un seul instant, n'est absolument identique à un autre. C'est que le monde matériel, comme le voyait Aristote, est fondamentalement devenir. Tout coule et se transforme comme l'affirmait Héraclite. L'improvisation est métaphysiquement liée au fait que l'univers est en mouvement et que l'ensemble des phénomènes ne cesse de se recomposer selon des figures toujours inédites. Autrement dit, l'improvisation suppose le hasard et la contingence. Comme nous le verrons bientôt, ce hasard, cette contingence, c'est ce qui représente le négatif de la pensée mécanique.

Mécanisme et hasard. On peut distinguer une improvisation totalement libre, une improvisation partiellement libre ou encore une absence totale d'improvisation. Il y a donc des degrés possibles. 1) Le jeu sourd et aveugle est absolument brut et intuitif, comme celui d'un petit enfant qui maltraite un tambour, lequel peut paraître aussi aléatoire que le bruissement d'un feuillage. 2) Puis, à un niveau supérieur, l'improvisation passe par un entraînement à l'attention et à la perception. C'est l'improvisation comme art à part entière : l'art de l'improvisation même que l'on appelle improvisation libre. 3) En outre, l'improvisation, dans la musique écrite, se limite au moment de la composition ou à celui du solo de l'interprète. Pour celui-ci, l'improvisation se réduit également à la manière personnelle de jouer, au style, à la forme, et ne concerne plus ce qu'on joue, c'est-à-dire le contenu. 4) Enfin, avec la restitution mécanique d'un enregistrement sur disque ou ordinateur, l'improvisation disparait totalement de l'interprétation

Ecriture et enregistrement. L'improvisation est niée par l'écriture musicale mais aussi par l'enregistrement, qui est d'une certaine façon un mode automatique d'écriture. L'enregistrement est une écriture indicielle a postériori, qui rapporte un échantillon de phénomène, à la différence de l'écriture iconique et symbolique a priori qui imite et représente le son à travers des conventions comme le solfège. L'échantillonnage rend partiellement compte de l'instant in situ dans sa densité. L'évolution technique de la définition sonore tend à diminuer cette déperdition. Parfois même les choses s'inversent, et l'enregistrement, avec le traitement de la source, est meilleur que celle-ci.

Ecriture, enregistrement et improvisation. Si le solfège écrit avant le jeu, l'enregistrement le fait après. L'enregistrement s'approprie la fugacité de l'improvisation. Il altère l'aura de ce qui a eu lieu une fois pour toutes. "Trop enregistrer ne serait-il pas le constat qu'on n'accepte pas la dépossession, demande Lee Qua Ninh ? Ne serait-ce pas la tentation terrible de se rendre propriétaire de ce qui nous traverse seulement, n'est-ce pas nier le fait que nous ne sommes que de passage ? Entre l'orgueil de la trace laissée et le pathétique du vouloir retenir le compte à rebours vers l'inévitable dans le paradoxe de vouloir en accumuler d'innombrables, c'est finalement toujours abdiquer devant le présent, c'est toujours réduire un acte passé à une image appauvrie de lui-même dans un avenir compté, c'est penser qu'on peut transmettre le métaphores du présent sans emporter les conditions d'où elles sont nées." L'enregistrement semble traduire l'angoisse de l'auteur devant le cours des choses qui lui échappe. Plus l'artiste aura l'impression d'avoir produit quelque chose de bon, plus son regret sera grand de ne pas l'avoir enregistré, de ne pas avoir capté son propre reflet pour s'y mirer et étendre la sphère de ses admirateurs. Il fuit alors la vie même, comme l'on se cache derrière l'appareil photographique à chaque grand moment, au lieu de s'enfoncer librement dans l'actuel, dans l'expérience des qualités, sans chercher à en pérenniser la surface.

Habileté et virtuosité. L'enregistrement n'est pas nécessairement mécanique. Il peut être organique. "Fixer et répéter une trouvaille qui aurait marché semble immédiatement la galvauder comme si le fait d'avoir à la caler dans une chronologie suffisait à la rendre obsolète". Il n'y a pas de truc en impro libre, comme ces petites recettes que les solistes apprennent pour jouer plus vite et paraître virtuose. Tout au plus l'improvisateur a-t-il à sa disposition un tas de bricoles autour de lui qu'il connaît et dont il sait apprécier le son. Mais ce dont l'improvisateur doit se méfier, c'est de sa mémoire-habitude, des plis, des réflexes de son corps. Il faut se libérer des gestes préformés en cherchant à connecter la main sur la perception et non la mémoire, sur la réaction et non la répétition."Improviser pour moi, dit Lee Qua Ninh, sera toujours tenter (...) de convier le public non à la démonstration de numéros habiles mais à l'expérience commune et partagée de l'émergence inattendue d'actes neufs. Neufs non parce qu'ils seraient inédits, mais parce qu'ils proviennent de la perception neuve de situations toujours changeantes. Le propos de l'improvisation (serait) de recevoir ce qui apparaît et de travailler dans la virtuosité de l'instant, cette virtuosité qu'on n'attendait pas et qu'on ne pourra pas épuiser. Inefficace sans doute en terme de démonstration d'un acquis, d'une inefficacité voulue, mais je conçois le travail de l'improvisation comme la recherche d'une efficacité à se préparer au présent". L'improvisateur part du principe que rien dans le monde, aucune fraction de l'espace ni du temps, n'est identique. Par conséquent, ce que sonde l'improvisateur c'est cette unicité de ce qui arrive et ne saurait avoir lieu deux fois exactement de la même manière. La virtuosité consiste à s'inscrire dans l'instant tandis que l'habileté n'est que l'aptitude à refaire le passé. "Plutôt qu'une aptitude particulière à manier un instrument, n'y aurait-il pas plus d'intérêt à déplacer la définition de la virtuosité vers celle d'une virtuosité de la perception ?" demande Lee Qua Ninh. Cette virtuosité plus profonde n'est pas celle d'une discipline du corps par l'instrument, mais d'une maîtrise de son propre corps. Cette maîtrise ne consiste pas à faire de son corps l'instrument d'une action mais à développer les réactions du corps par rapport à son environnement. En ce sens, il s'agit de dépasser la fermeture sur soi, dans son propre microcosme, pour s'ouvrir à l'altérité.

Nature et culture. Cette thèse peut être interprétée comme une injonction à modifier notre culture, à dépasser celle-ci pour en fin de compte atteindre la nature. On trouve chez Rousseau l'idée originale pour son époque de rejeter la culture et même l'écriture pour prêter attention à la nature et la vie. Dans son programme d'éducation pour Emile, il indique : "On pense bien qu'étant si peu pressé de lui apprendre à lire l'écriture, je ne le serai pas non plus de lui apprendre à lire la musique. Écartons de son cerveau toute attention pénible, et ne nous hâtons point de fixer son esprit sur des signes de convention (...). Un chant se rend à l'oreille encore plus fidèlement qu'à l'oeil". Il s'agit pour Rousseau d'orienter l'attention vers l'essentiel, c'est-à-dire le son et non sa représentation. "De plus, dit-il, pour bien savoir la musique, il ne suffit pas de la rendre, il faut la composer, et l'un doit s'apprendre avec l'autre, sans quoi l'on ne la sait jamais bien". Se détourner de la culture et de l'écriture c'est valoriser sa propre créativité. La musique se comprend à sa base, dans sa création, et non seulement comme effet. On voit que chez Rousseau, ce point de vue est fortement influencé par l'empirisme, pour lequel il n' y a rien dans la pensée qui n'ait d'abord été dans les sens. "Dans les premières opérations de l'esprit, que les sens soient toujours ses guides : point d'autre livre que le monde, point d'autre instruction que les faits. L'enfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire ; il ne s'instruit pas, il apprend les choses" (L'Emile).

Expérience et écriture. Mais pouvons opposer aussi nettement la musique expérimentée à la musique écrite ? L'expérience de la musique est fondamentale même pour la musique écrite. Elle exprime son contenu, comme le geste et la parole expriment l'esprit de mon interlocuteur. L'expérience n'est pas un indice de l'oeuvre mais sa manière d'être propre. Faire de l'expérience le signe de l'oeuvre c'est inverser les rapports. C'est l'oeuvre écrite qui est le signe de l'expérience musicale et non l'inverse. "La signification musicale de la sonate est inséparable des sons qui la portent, dit Merleau-Ponty : avant que nous l'ayons entendue, aucune analyse ne nous permet de la deviner ; une fois terminée l'exécution, nous ne pourrons plus, dans nos analyses intellectuelles de la musique, que nous reporter au moment de l'expérience ; pendant l'exécution, les sons ne sont pas seulement les "signes" de la sonate, mais elle est là à travers eux, elle descend en eux." Comme le montre Merleau Ponty, le sens de l'oeuvre écrite, c'est l'expérience, ou l'ensemble de l'expérience et de son armature écrite. Mais la partition, pas plus que le plan de l'architecte, ne suffit à faire l'oeuvre à part entière. Citant Proust, Merleau Ponty précise : "l'actrice devient invisible et c'est Phèdre qui apparaît. La signification dévore les signes, et Phèdre a si bien pris possession de la Berma que son extase en Phèdre nous paraît être le comble du naturel et de la facilité" (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception). Dans le jeu artistique en général, l'exprimé s'écoule dans l'exprimant. L'artiste est en transe et comme possédé. Le corps de l'acteur devient un médium. L'acteur exprime-t-il le travail de l'auteur, dans ce cas l'auteur lui-même exprimerait quelque chose de Phèdre. Mais comparé à l'interprète ou l'acteur, l'improvisateur ne se réfère plus à aucun exprimé transcendant. Il est à la fois exprimé et exprimant. Il est émancipé d'un modèle préexistant, tout comme la parole libre est indépendante de toute représentation préalable. "La parole, dit Merleau-Ponty, est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien. (...) Ce n'est pas avec des représentations ou avec une pensée que je communique d'abord, mais avec un sujet parlant, avec un certain style d'être et avec le monde qu'il vise. (...) La parole est un geste et sa signification un monde. (...) je ne perçois pas la colère ou la menace comme un fait psychique caché derrière le geste, je lis la colère dans le geste, le geste ne me fait pas penser à la colère, il est la colère elle-même (Phénoménologie de la perception).

Instrument et machine. Considérons maintenant le rôle de l'instrument et de la machine par rapport au corps. "(Comabarieu) montra que les instruments primitifs, faits "de roseaux, de bambou, de coque de certains fruits, de métal, de bois dur, de pierre sonore, de peaux d'animaux, de carapaces, d'os, de cornes ou tibias évidés, de soie, de raphia tordu, de crin, de boyau, de métal..., constituent un abrégé du cosmos et, par suite, permettent d'agir sur lui". L'organum est un continuum, du corps qu'il prolonge au monde qu'il représente" (Denis Levaillant, L'Improvisation musicale, 1981). Il est question, avec l'instrument, de créer une continuité entre nous-mêmes et le monde. L'instrument est de la même étoffe que le monde mais pris dans le mouvement de notre corps. Notre corps, pris objectivement, est une part du monde mais possède néanmoins son mouvement propre. D'autre part, notre corps vécu est le lieu même de notre esprit, comme initiative de ce mouvement. Ainsi, l'organique désigne cette manière d'être à la fois comme mouvement extérieur autodététerminé et comme intériorité autodéterminante. Mais que ce passe-t-il quand l'organique se voit supplanté par le mécanique ? "Pendant longtemps, dit Pierre Levy, l'instrument fut considéré comme un corps pourvu d'un souffle et d'une voix singulière. Rappelons la prédilection des musiciens orientaux pour les idiophones (instruments non réglables ou objets naturels ne produisant qu'un son). Dans un esprit diamétralement opposé, l'instrumentation européenne a cherché à s'éloigner de la singularité des corps physiques pour aller vers une maîtrise de la totalité des sons possibles. L'instrument fut souvent perçu comme une limitation. Les techniques d'enregistrement et de diffusion font des haut-parleurs (ou des écouteurs) les générateurs de sons musicaux les plus répandus, accentuant encore le divorce entre la musique et les corps, entre la voix et le souffle" (La machine univers). La machine a peu à peu détaché l'outil du corps. Les instruments mécaniques, comme le piano, ont entamé cette mise à distance d'avec la corporéité. La musique devient extériorité sans plus provenir de la singularité du joueur. On peut tout à fait programmer un ordinateur pour qu'il produise lui-même une musique nouvelle par hasard. La différence avec l'improvisateur est que la machine est sourde, tandis que l'imprévisibilité de l'improvisateur reste liée à ce qu'il perçoit du monde.

Mécanisme et vibration. La machine avant d'être une objet, un outil motorisé, est issue d'une idée : le mécanisme, Il consiste à tout résoudre analytiquement en parties discrètes. Or la vie est définie comme ce qui justement n'est pas dissociable. C'est une unité dynamique. La reconstitution de cette unité par la machine, comme le fait le cinéma, est un simulacre. L'audio et la vidéo analogique furent sans doute plus fidèles à ce continuum puisqu'ils ne segmentaient pas l'information comme le fit le cinéma ou comme le fait le numérique. La numérisation constitue une forme de découpage. La vibration est une forme de continuum tandis que sa représentation abstraite la nie. La nomenclature de la pensée mécaniste nous isole de la vibration ? "La plupart des compositeurs, dit Lee Qua Ninh, n'ont plus aucun contact avec la vibration instrumentale, ils n'ont plus qu'une idée de cette vibration, comme une espèce d'Eldorado qu'ils espèrent trouver à force de contorsions de la pensée. C'est oublier l'aspect purement poétique d'une forme de transe et de shamanisme, c'est oublier que dans le mouvement du corps à émettre des signaux, il y a une énergie tellurique qu'on n'obtient pas - ou fort peu souvent en combinant des paramètres issus d'une taxinomie du son, d'une manière de classer le sonore dans des catégories. Une onde se capte, ne serait-ce qu'un instant, que lorsqu'on devient poète, c'est-à-dire capable d'ouvrir assez de portes en soi pour l'accueillir de plein fouet". "Il faut aimer la vibration, pas seulement y penser, ajout-t-il. Et les instruments que l'on classe dans la famille des percussions dans la nomenclature classique, indiquent peut-être beaucoup trop d'animalité qu'on tente sans cesse de faire taire ou qu'on limite dans des formes ou la mathématique froide prévaut". Le classement relèverait d'une haine de l'animalité ou du moins, dirons-nous, de l'organicité au profit de la mécanicité. On classe les bons et les mauvais instruments en fonction de la pureté de leur son, comme si cette pureté équivalait naturellement à la spiritualité. De même, les percussions sont considérées comme plus terrestres que les instruments mélodiques. Tous ces préjugés s'envolent dès lors qu'on en comprend l'absence de fondement réel. La percussion et l'objet au timbre complexe n'ont rien d'animal. A vrai dire le préjugé porte sur l'animalité même et le manque supposé de spiritualité de certaines musiques qui, en vérité, sont seulement spontanées, non écrites et différemment codées. "On limite les instruments eux-mêmes, dans leur construction même, pour les rendre de plus en plus pauvres, de plus en plus distants et froids". On aborde la matière avec des catégories formelles préconçues. Mais un peintre pense-t-il en terme de répertoire de couleur ou se dirige-t-il par rapport aux nuances de matière qu'il perçoit ? Les musiciens pensent la musique de façon abstraite et décontextualisée, comme des notes écrites sur une portée dans le faux silence d'une abstraction. Mais ils oublient qu'ils auront à travailler le matériau du son même qui deviendra pour eux l'ennemi sauvage à dompter pour le plier aux exigences de la composition.

Musique et son. C'est l'un des apports du free jazz d'avoir cherché à faire voler en éclat les différences, comme d'ailleurs à la même époque la phénoménologie, par exemple celle de Merleau Ponty, s'appliquait à le faire pour les catégories métaphysiques. "Dans les premières réalisations d'Ornette Coleman, affirme Denis Levaillant, le véritable catalyseur de cette révolution du début des années soixante, structure, forme et matériau sont en effet brassés, interchangés ; l'origine de ces catégories abstraites est à ce point brouillée qu'elles perdent toute efficacité" (Denis Levaillant, L'Improvisation musicale, 1981). Il s'agit d'atteindre l'expérience antéprédicative et existentielle, de revenir aux choses mêmes, au devenir pur, avant les distinctions d'essence. Au fond, il s'agit de revenir à ce qu'il y a avant la musique, à la vie même. "J'éprouve souvent du dégoût pour la musique, dit Lee Qua Ninh, c'est-à-dire l'ajout artificiel et souvent prétentieux au bruit de fond du monde. Il me semble plutôt que jouer c'est faire apparaître des fragments de ce bruit de fond". La musique est employée pour couvrir les sons du monde, le bruissement de l'être. Elle devrait au contraire en jouer, en être même le mode de révélation. Le monde dans sa variété est gommé par le voile décoratif uniforme de la musique. La musique au sens courant est une mise au pas des phénomènes et non une écoute. L'art ne doit pas venir décorer la vie mais surgir d'elle. "Le problème avec les sons, disait John Cage, c'est la musique ". La musique est l'oubli du son, au sens ou le son est instrumentalisé pour exemplifier une forme préconçue. Si la musique est amour de la structure, ou de l'ordre, avant celui des formes concrètes, il correspond à un refus de l'être dans son apparaître.





II. Approche épistémologique



Présent et avenir. Nous venons d'aborder l'improvisation en tant qu'art. Considérons là maintenant comme un objet d'étude pour les sciences de la matière, les sciences du vivant et les sciences de l'homme. Il y a un rapport entre le hasard dans la matière, la spontanéité chez le vivant et la liberté, dont l'invention est la figure poétique, chez l'homme. L'improvisation réagit au hasard, de manière spontanée, libre et inventive. Elle s'oppose à la nécessité. Car si tout était déterminé à l'avance, on ne pourrait pas improviser. Elle s'oppose à la volonté par son immédiateté, tandis que la volonté se maintient fermement dans la durée contre les obstacles qui surgissent. Elle s'oppose à la contrainte et la répétition, car elle trouve partout des issues sans jamais revenir au même point. L'improvisation implique un rapport immédiat au temps présent. L'anticipation rationnelle au contraire sacrifie le présent au résultat à venir, au projet. "La différence entre la composition et l'improvisation, dit Lee Qua Ninh, est que, dans la composition, on a tout le temps qu'on veut pour décider quoi dire en quinze secondes, tandis que dans l'improvisation on n'a que quinze secondes". L'improvisation est donc pressée, elle demande du flaire, de la ruse (métis), de la prudence (phronénis) qui, chez Aristote, est l'art ponctuel de l'équilibre (Ethique à Nicomaque, II, 6, 1107, a2) à la différence de la stratégie préétablie et programmée qui anticipe son effet. En cela, elle peut paraître plus animale que rationnelle. Mais, c'est oublier que la spontanéité possède sa part de rationalité. Il faut, dans une psychologie complète, distinguer une connaissance rationnelle mathématique fondée sur le projet, sur le décalage d'avec l'instant, ou l'événement est vu comme avenir ou résultat d'un projet et non en lui-même, et une connaissance directe, basée sur l'intuition de l'instant.

Rationalisme et romantisme. Les philosophes sans doute les plus aptes à nous éclairer sur cela sont sans doute les romantiques, les vitalistes et les existentialistes davantage que les rationalistes. L'improvisation s'oppose à une pensée artificialiste de la composition apparentée à des philosophies mécanistes d'inspiration cartésienne. On trouve cependant, à l'intérieur du rationalisme même, des arguments non rationalistes, en faveur de l'improvisation, comme avec la notion d'inspiration chez Platon ou de génie chez Kant. Pour Platon l'inspiration est une folie dispensée par les dieux et sans laquelle il n'y aurait pas de poésie, celle-ci ne reposant pas uniquement sur le savoir-faire technique. Quant au génie, pour Kant, c'est le don que certains reçoivent de la nature de fournir ses règles à l'art, c'est-à-dire de créer des grands modèles que d'autres ne peuvent qu'imiter imparfaitement. L'improvisation est une composante artistique de la production humaine. Dans l'art, la chose précède l'idée selon Alain alors que dans l'industrie c'est l'idée qui précède la chose. L'art est intuitif, l'industrie rationnelle. Pour Bergson, les grands artistes naissent détachés. L'un de leur sens est émancipé de l'action, ce qui leur permet de percevoir la chose pour elle-même et non pour eux. Le rationalisme est soumis au schème moyen-fin. L'instant est pour eux un moyen. Tandis que l'instant pour l'artiste est une fin en soi. Au niveau technique, on peut se rapporter au concept de bricolage chez Levi Strauss, dans La Pensée sauvage. Il y a bricolage lorsque les matériaux sont disponibles sans anticipation de la forme. L'improvisateur a sous la main un tas de bricoles et ne sait jamais à l'avance ce qu'il en fera. L'ingénieur, l'architecte ou le compositeur, au contraire, ont d'abord entre les mains un plan et chercheront les matériaux susceptibles de le réaliser. En outre, l'improvisation laisse voir la présence de celui qui fait à l'opposé de la fabrication industrielle qui gomme les traces de son travail. La fabrication industrielle reste impersonnelle. Quand elle laisse la trace de son auteur, c'est en tant que personnalité idéale et non en tant que personne immédiate. Le designer, comme le compositeur, revient mainte fois sur son travail pour lui donner une forme de perfection. L'acte est corrigé par de nouveaux actes et la production semble avoir été faite par une main parfaite. Au contraire, le bricoleur laisse apparaître, dans l'hétérogénéité de son travail, les heurts issus de sa lutte avec la matière. Il ne s'agit plus de dompter la matière mais de jouer avec elle, comme dans la poterie Japonaise. Ce n'est pas la victoire sur la matière qui est visible, mais plutôt la bataille, le champ de bataille (les premiers écrits de Nietzsche sur le dyonisiaque sont d'ailleurs influencés par la guerre). Les signes du travail et de l'accident apparaissent dans l'esthétique de l'improvisation opposée à l'esthétique "propre" du projet. C'est donc une esthétique du changement, de l'évolution, du travail en cours, de l'inachevé, du vivant dans son déploiement et non de l'effigie statique et idéal. C'est un art de l'immanence et non du transcendant. C'est également une esthétique de la finitude, de la tension, de la polémique.

Hasard et structure. L'improvisation, dans la pratique scientifique, comme en art, appartient au moment de la décision obscure, lorsque l'on incline en faveur de telle ou telle direction dans la recherche sans avoir de certitude. On vérifiera cette hypothèse et reviendra en arrière si l'on s'est trompé. On distingue mal ici l'acte improvisé de l'acte hasardeux. En science, ce qui rend la contingence féconde, c'est qu'elle apparaît dans un cadre rigoureux. Le hasard serait sans conséquence dans le pur chaos. Le hasard ne devient événement qu'en contrastant avec une situation stable. Le hasard ne profite qu'aux esprits préparés, a dit Pasteur. Cependant, "Pour Cage, dit Denis Levaillant, il est impossible de jouer avec la structure ; il faut donc la briser. Pour échapper à la dichotomie, usée à son goût, de la répétition et de la variation, il introduit donc l'idée du hasard dans la composition. Il s'agit véritablement de libérer le temps en brisant toute logique a priori : indéterminée, la musique peut alors accueillir tout événement sonore. Brisant le sens des relations, se concentrant sur chaque son pour lui-même, d'une façon qui soit la plus concrète possible, le compositeur ne produit pas d'objets mais se contente de faire admirer du mieux qu'il peut, des réseaux d'opérations de hasard, forcément inégales, donc non quantifiables" (Denis Levaillant, L'Improvisation musicale, 1981). Selon Cage, le compositeur ne structure pas la matière sonore mais la laisse se déployer et prendre sa forme d'elle même. Toutefois, le compositeur crée tout de même les conditions instrumentales de ce déploiement. Cette attitude se retrouve chez Xénakis, sous une forme plus mathématique qu'empiriste. "Prenant appui sur les bouleversements introduits par la mécanique quantique (...) Xénakis développe de façon exhaustive une forme de composition rendant compte de cette "immédiateté" nouvelle du réel physique, donc sonore" (Denis Levaillant, L'Improvisation musicale, 1981). Jouer avec le hasard, c'est laisser le domaine physique se déployer selon sa propre dynamique. Mais nous l'avons dit précédemment, l'improvisation ne se réduit pas à un déploiement hasardeux. Elle reste attentive à l'environnement et est davantage réactive qu'inconditionnée.

Raison et intuition. L'improvisation est présente dans la vie quotidienne. La prudence chez Aristote est le fait de savoir saisir les équilibres propres à chaque situation. L'improvisation consiste à s'écarter de la règle pour s'adapter à des situations nouvelles. Loin de représenter une régression, elle relève d'une part fondamentale de l'intelligence spontanée et omniprésente par rapport à l'intelligence raisonnée du plan. On peut même envisager que l'intelligence raisonnée puisse étouffer le déploiement de cette intelligence spontanée. Elle crée un carcan abstrait qui nous dissimule la profondeur du réel. Faut-il opposer radicalement raison et spontanéité ? La philosophie de Leibniz au contraire n'exclue pas de la rationalité la spontanéité ou l'inconscience. Seulement, le rationnel est confus est obscur là où nous ne sommes pas attentifs. "La musique est un exercice d'arithmétique inconscient, dans lequel l'esprit ne sait pas qu'il compte" affirme Leibniz dans une lettres citée par Shopenhauer dans Le Monde comme volonté. "La musique, commente Schopenhauer, abstraction faite de sa valeur esthétique et interne, la musique, considérée d'une manière purement extérieure et empirique, n'est pour nous qu'un procédé qui permet de saisir sans intermédiaire et in concreto des nombres très grands et les rapports très compliqués qui les relient, alors que les uns et les autres ne pourraient sans la musique être immédiatement compris, c'est-à-dire être compris sans passer par l'abstraction". La musique est donc une façon d'intuitionner la rationalité des choses, comme l'image numérique est une expression de formules chiffrées. La musique est la phénoménalité du livre mathématique de l'univers.

Production et perception. L'improvisation cherche à laisser la vie se développer librement selon sa propre structure. En ce sens, l'ego du joueur ne doit pas masquer la phénoménalité des choses, leur manière d'être et d'apparaître. Il ne s'agit pas de laisser sortir de la matière incontrôlée et folle mais de laisser apparaître l'ordre des choses dans leur structure propre. Il faut pour comprendre cela considérer le phénomène non pas comme un donné chaotique mais comme la communication d'une forme. Cette théorie de la forme, que l'on trouve par exemple chez Merleau Ponty, ou de l'information chez Simondon, n'est pas sans rappeler Epicure dans sa lettre à Hérodote sur la physique : "il y a des images qui ont la même forme que les objets réels et se distinguent des phénomènes par leur finesse extrême. Il n'est nullement impossible que de telles émanations se produisent dans l'atmosphère, ni qu'il y ait des conditions favorables pour la production de formes creuses et ténues, ni que les effluves gardent la position relative et l'ordre qu'ils avaient dans les objets réels. Nous appelons ces images simulacres". "On ne construit pas "ce qui devrait être", dit Lee Qua Nehn, on construit ce qui est, c'est-à-dire la perception de la réalité comme construction par cette même perception. Pour cela, le corps a des capteurs que je pourrais qualifier d'inventeurs de réalité". La distinction entre percevoir et produire, esthétique et poétique, est remise en cause par l'improvisation libre qui, en même temps, produit les événements qu'elle perçoit et perçoit les événements qu'elle produit. Il y a un entrelacs, un chiasme entre le sujet et l'objet qui peut évoquer une fusion dans l'instant entre moi et le monde.

création et révélation. Il y a dans cette attitude une forme de romantisme, où l'homme se connecte à la nature directement, en court-circuitant son rapport à la culture. D'après Denis Levaillant, ce que cherche le romantique, c'est un état quasi organique. Le spontané s'est délié d'un langage social (les cadences tonales, la forme sonate) et tente d'atteindre à l'universel par tous les moyens de l'expressivité. Wagner dit de Liszt qu'il produit plus qu'il ne joue ; Schumann reconnaîtra la "nature" toute entière dans ce jeu. L'engagement physique du pianiste, total, est au contraire le garant de la perte du subjectif, tout au moins sa dilatation maximale (...). Alors subjectivisme, oui, mais le cogito s'est transformé en un sujet lourd, corporel, organique, spontanément créateur" (L'Improvisation musicale, 1981). L'improvisateur, de la même façon, n'est pas le sujet démiurgique qu'est le compositeur. Il ne crée pas le monde mais le révèle, il ne l'invente pas mais le découvre. Ce monde découvert n'est pas celui mathématique des structures statiques et universelles du monde mais au contraire celui dynamique des choses qui nous entourent. Jankelevitch s'exclamait, "Liszt, nouveau Lamarck, abandonne le développement déductif pour l'ordre vital, cumulatif, zigzaguant de la "grande variation". Le romantisme est une philosophie de l'intuition quant le classicisme valorise la déduction. Le classicisme hérite des grecs une conception scientifique de la musique. "La théorie musicale, rappelle Pierre Levy, était considérée par les grecs comme une discipline scientifique puisqu'elle prenait place au sen du quadrivium à côté de la géométrie, de l'arithmétique et de l'astronomie" (La machine univers).

Forme et force. A vrai dire, l'évolution même des sciences, le fait que pour Einstein la matière soit aussi de l'énergie, est compatible avec une définition renouvelée de la musique. "A propos du temps musical, Gilles Deleuze remarquait (à l'Ircam le 23 février 1978) qu'on était de plus en plus amené à renoncer à penser à partir de l'opposition matière/forme. L'accent est à mettre maintenant sur cet autre couplage : matériau/forces. Ce qui est important dans la musique, ce sont justement ces forces, en elles-mêmes insonores, qui deviennent audibles justement grâce au matériau musical" (Jean Louis Chautemps in Denis Levaillant, L'Improvisation musicale, 1981). La matière-étendu de Descartes de l'intelligence informatique, soumise au formalisme, devient matière-énergie einsteinienne dans l'improvisation. On pourrait même pousser au-delà l'analogie en parlant d'une approche quantique de la musique où les phénomènes d'entropie et de néguentropie, de catastrophes, de métastases etc. pourraient rendre compte de son esthétique. Encore une fois, on peut se référer à l'épicurisme. "Démocrite et Epicure, rapporte Plutarque, admettent beaucoup de mondes et disent que leur naissance est due aux chocs et entrelacements des atomes, tandis que leur destruction est due aux chocs et aux collisions qui se produisent entre eux-mêmes". "Pour Ernst Kurth, dit Denis Levaillant, les phénomènes musicaux étaient déjà la manifestation d'un jeu d'énergie. Autrement dit, c'est le dynamisme de l'énergie qui est la source première de la musique" (L'Improvisation musicale, 1981). Il ne s'agit pas d'informer seulement une matière de l'extérieur mais de capter dans la matière les forces vivantes. On peut même dire qu'il importe de mettre sa propre énergie dans les pas de celle des choses. Cette conception explique que la musique ne saurait être parfaitement juste. "On ne peut concevoir, encore moins réaliser, de musique absolument juste, dit Schopenhauer ; pour être possible, toute harmonie s'éloigne plus ou moins de la parfaite pureté. Pour dissimuler les dissonances qui lui sont, par essence, inhérentes, l'harmonie les répartit entre les différents degrés de la gamme. C'est ce qu'on appelle le tempérament" (Le Monde comme volonté).

Volonté et représentation. Schopenhauer est un philosophe qui a développé une conception de la musique particulièrement intéressante pour notre propos. La musique n'est pas "comme les autres arts, une reproduction des idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les idées elles-mêmes. C'est pourquoi l'influence de la musique est plus puissante et pénétrante que celle des autres arts ; ceux-ci n'expriment que l'ombre, tandis qu'elle parle de l'être" (Le Monde comme volonté). La musique est ce qui exprime le plus directement l'être. Pour justifier sa position, Schopenhauer emploie cet argument. "Le rapport étroit entre la musique et l'être vrai des choses nous explique le fait suivant : si, en présence d'un spectacle quelconque, d'une action, d'un événement, de quelque circonstance, nous percevons les sons d'une musique appropriée, cette musique semble nous en révéler le sens le plus profond, nous en donner l'illustration la plus exacte et la plus claire". On remarque qu'à aucun moment le philosophe ne prend en considération nos habitudes d'écoute et les conventions. Il semble traiter de la musique comme d'un phénomène sonore. Schopenhauer livre une analogie étonnante entre la structure du monde et celle de la musique : "(...) tous les corps et tous les organismes doivent être considérés comme sortis des différents degrés de l'évolution de la masse planétaire qui est à la fois leur support et leur origine ; c'est tout à fait le même rapport qui existe entre la basse fondamentale et les notes supérieures. - il existe une limite inférieure au-dessous de laquelle les sons graves cessent d'être perceptibles ; de même, la matière ne peut être perçue sans forme et sans qualité ; autrement dit, elle ne peut être perçue que comme manifestation d'une force irréductible, qui est la manifestation de l'idée ; on peut même dire qu'aucune matière n'est absolument dépourvue de volonté, et de même qu'un son a une hauteur déterminée, de même toute matière représente un degré défini de volonté. La note fondamentale est donc dans l'harmonie ce qu'est dans la nature la matière inorganique, la matière brute, sur laquelle tout repose, de laquelle tout sort et se développe" (Schopenhauer, Le Monde comme volonté). La musique, comme tous les phénomènes, sort du silence qui n'est pas exactement un néant mais une puissance imperceptible, une infra-basse. Les formes naissent de cette matière est peuvent aussi bien disparaître du champ de notre perception pas le haut, dans les ultra sons. "La mélodie, pour Schopenhauer, conserve d'un bout à l'autre du morceau un mouvement continu, image d'une pensée unique ; et nous y reconnaissons la volonté à son plus haut degré d'objectivation, la vie et les désirs pleinement conscients de l'homme" (Le Monde comme volonté). La mélodie serait donc au silence comme l'âme à la matière, l'épanouissement d'une forme libre et individuée. Le silence ici n'est pas l'absence de son, pas plus que l'ombre ne serait le manque de lumière. L'ombre et le silence sont au contraire ce qui autorise la lumière et le son. Ils sont leur virtualité, leur puissance, sans laquelle ils ne pourraient surgir. Le silence, comme l'ombre, est l'Être sous forme élémentaire et préindividuelle. "Le silence, dit Lee Qua Ninh, est l'ensemble des possibilités artistiques non intentionnelles, il reste la source la plus féconde permettant de s'extraire de la musique pour s'approcher du sonore". Il est donc préférable de partir du silence que de la pulsation et de la musicalité. Cela permet de ne pas oublier le son dans sa naissance, de ne pas en effacer la nature et l'origine dans une finalité musicale.

Etre et image. Schopenhauer accorde à la musique un privilège particulièrement élevé. "Ce qui distingue la musique des autres arts, c'est qu'elle n'est pas une reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l'objectivité adéquate de la volonté ; elle est la reproduction immédiate de la volonté elle-même et exprime ce qu'il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène" (Le Monde comme volonté). Autrement dit, la musique nous mettrait en contact direct avec l'être à travers son phénomène. "La musique est un exercice de métaphysique inconscient, dans lequel l'esprit ne sait pas qu'il fait de la philosophie" (Schopenhauer, Le Monde comme volonté). On peut effectivement considérer par exemple que le son des villes en dit bien plus sur leur être que leur image. "Les concepts, explique Schopenhauer, contiennent uniquement les formes extraites de l'intuition et en quelque sorte la première dépouille des choses ; ils sont donc des abstractions proprement dites, au lieu que la musique nous donne ce qui précède toute forme, le noyau intime, le coeur des choses. On pourrait fort bien caractériser ce rapport en faisant appel au langage des scolastiques ; on dirait que les concepts abstraits sont de universalia post rem, que la musique révèle les universalia ante rem, et que la réalité fournit les universalia in re" (Le Monde comme volonté). Pour le dire autrement, comparé aux mots du langage qui viennent redoubler abstraitement le monde, la musique exprime ce qu'il y a avant le monde, la base même de son surgissement. "Le compositeur nous révèle l'essence intime du monde, il se fait l'interprète de la sagesse la plus profonde, et dans une langue que sa raison ne comprend pas ; de même le somnambule dévoile, sous l'influence du magnétiseur, des choses dont elle n'a aucune notion, lorsqu'elle est éveillée" (Le Monde comme volonté). Schopenhauer ne parle pas ici de l'improvisateur. Mais son compositeur ressemble davantage à un homme en transe qu'à un froid calculateur. "Le compositeur a su rendre dans la langue universelle de la musique les mouvements de volonté qui constituent la substance d'un événement" (Schopenhauer, Le Monde comme volonté). Le compositeur arrive donc à une traduction profonde de l'événement. Mais dans ce cas l'improvisateur serait celui qui crée l'événement, ou qui transforme les faits en événements, qui provoque les choses, comme lorsqu'on pousse notre interlocuteur à extérioriser sa pensée dans le rire ou la colère.

Apollon et Dionysos. La position de Schopenhauer se retrouve dans les premiers textes de Nietzsche. Celui-ci va même jusqu'à distinguer deux types de musique, celle d'apollon et celle de Dionysos. "La musique d'apollon est une architecture sonore, et en outre composée de sons restés à l'état d'ébauche, comme c'est le propre de ceux de la cithare. Ici, ce qui justement est tenu à distance avec prudence, c'est l'élément qui détermine par dessus tout le caractère de la musique dionysiaque, et même de toute musique, la puissance d'action bouleversante du son et l'univers absolument incomparable de l'harmonie (...). Chaque individu peut autant servir d'image symbolique que de cas particulier à une règle générale : à l'inverse, l'artiste dionysiaque donnera à voir l'essence immédiatement intelligible de ce qui apparaît : il commande même au chaos de la volonté, qui n'est pas devenue forme réelle, et peut, à chaque instant créateur, inventer à partir d'elle un univers nouveau, mais aussi réinventer l'ancien, celui que l'on connaît sous le nom de phénomène" (La vision dionysiaque du monde). On retrouve parfaitement ici, entre Apollon et Dionysos une ligne de partage qui sépare la musique écrite de la musique improvisée.

Intelligence et intuition. Cette différence entre écriture et improvisation, entre apollon et Dionysos recoupe chez Bergson la différence entre l'intelligence et l'intuition. "La causalité (que notre entendement) cherche et retrouve partout exprime le mécanisme même de notre industrie, où nous recomposons indéfiniment le même tout avec les mêmes éléments, où nous répétons les mêmes mouvements pour obtenir le même résultat. La finalité par excellence, pour notre entendement, est celle de notre industrie, où l'on travaille sur un modèle donné d'avance, c'est-à-dire ancien ou composé d'éléments connus. Quant à l'invention proprement dite, qui est pourtant le point de départ de l'industrie elle-même, notre intelligence n'arrive pas à la saisir dans son jaillissement, c'est-à-dire dans ce qu'elle a d'indivisible, ni dans sa génialité, c'est-à-dire dans ce qu'elle a de créateur. L'expliquer consiste toujours à la résoudre en éléments connus ou anciens, arrangés dans un ordre différent. L'intelligence n'admet pas plus la nouveauté complète que le devenir radical" (Bergson, L'Evolution créatrice). Autrement dit, l'intelligence n'est pas créatrice mais reproductrice. S'en libérer dans l'intuition, c'est retrouver la créativité du monde. Bergson décrit avec une étonnante précision cette intuition : "(...) c'est à l'intérieur même de la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir indéfiniment. Qu'un effort de ce genre n'est pas impossible, c'est ce que démontre déjà l'existence chez l'homme, d'une faculté esthétique à côté de la perception normale. Notre œil aperçoit les traits de l'être vivant, mais juxtaposés les uns aux autres et non pas organisés entre eux. L'intention de la vie, le mouvement simple qui court à travers les lignes, qui les lie les unes aux autres et leur donne une signification, lui échappe. C'est cette intention que l'artiste vise à ressaisir en se replaçant à l'intérieur de l'objet par une espèce de sympathie, en abaissant par un effort d'intuition, la barrière que l'espace interpose entre lui et le modèle" (L'Evolution créatrice). Il ajoute, ce qui corrobore la pensée de nombreux improvisateurs, "par la communication sympathique (que l'intuition) établira entre nous et le reste des vivants, par la dilatation qu'elle obtiendra de notre conscience, elle nous introduira dans le domaine propre de la vie, qui est compénétration réciproque, création indéfiniment continuée" (L'Evolution créatrice). Cependant, une remarque importante s'impose. Il ne me semble pas que défendre l'intuition revienne à régresser par rapport à l'écriture et à viser un certain état de nature. La libération romantique de la culture et de l'écriture est un dépassement et un enrichissement de ceux-ci. Elle s'adresse à ceux qui se sont déjà éloignés de la vie par la culture, pour compléter cet éloignement par un retour en profondeur. Du fait même de notre éloignement initial de la nature dans la culture, il devient possible, à partir de la culture, d'aller vers la nature d'où nous venons. Autrement dit, il nous est possible par l'improvisation de revenir à la nature, et plus seulement d'en provenir.

Texte, geste et mélodie. Essayons de reprendre cette question en réduisant l'écart entre le monde et sa représentation afin de rendre possible le retour à la nature à partir de la culture. "Le sujet qui sait dactylographier ou jouer de l'orgue, dit Merleau Ponty, est capable d'improviser, c'est-à-dire d'exécuter les mélodies cinétiques qui correspondent à des mots jamais vus ou à des musiques jamais jouées. On serait tenté de supposer que du moins à certains éléments des phrases musicales ou des mots nouveaux correspondent des montages rigides déjà acquis. Mais des sujets exercés sont capables d'improviser sur des instruments inconnus d'eux, et l'exploration des instruments, qui est évidemment nécessaire au préalable, est trop brève pour permettre une substitution de montages individuels. Il faut que la nouvelle corrélation des stimuli visuels et des excitations motrices soient médiatisée par un principe général de manière à rendre possible d'emblée l'exécution, non pas de phrases ou de morceaux déterminés, mais au besoin d'un morceau improvisé. En effet l'organiste n'inspecte pas l'orgue pièce à pièce ; il reconnaît dans l'espace où joueront ses mains et ses pieds des secteurs, des directions repères, des courbes de mouvement correspondant, non pas à des ensembles de notes définis, mais à des valeurs expressives. L'ajustement des excitations motrices aux excitations visuelles se fait par leur participation commune à certaines essences musicales. Sans doute la correspondance de tel signe musical, de tel geste chez l'exécutant et de tel son est conventionnelle : plusieurs systèmes d'écriture musicale sont possibles, comme plusieurs dispositions de claviers. Mais ces trois ensembles entre lesquels il n'existe, de terme à terme, que des correspondances fortuites, considérés comme des touts communiquent intérieurement. L'allure de la mélodie, la configuration graphique du texte musical, le déroulement des gestes participent à une même structure, ont en commun un même noyau de signification. Le rapport de l'expression à l'exprimé, simple juxtaposition dans les parties, est intérieur et nécessaire dans les ensembles. La valeur expressive de chacun des trois ensembles à l'égard des deux autres n'est pas un effet de leur fréquente association : elle en est la raison" (La Structure du comportement, 1942, p131). On retrouve ici la théorie des formes évoquée plus haut et comparée à l'épicurisme. Ce que nous dit Merleau Ponty, c'est qu'il y a un fondement commun qui rattache la matière, l'organisme et la pensée. Il s'agit d'une forme qui se conserve dans différents milieu (comme la forme est conservée entre la musique jouée en directe et son audition à partir d'un disque ou d'un fichier mp3, tout en ayant également un lien avec une éventuelle partition). On retrouve une pensée similaire dans la philosophie du premier Wittgenstein. "4.014 - Le disque de phonographe, la pensée musicale, les notes, les ondes sonores, tous se trouvent les uns par rapport aux autres dans cette relation interne de représentation qui existe entre le langage et le monde. La structure logique leur est commune à tous (...). 4.0141 - Qu'il existe une règle générale qui permette au musicien de déchiffrer la symphonie dans la partition, qu'il en soit une qui permette de reconstituer à partir du sillon du disque la symphonie et d'après la première règle derechef la partition, - voilà en quoi consiste la similitude intérieure de ces formations en apparence si dissemblables les unes des autres. Et cette règle est la loi de la projection, qui projette la symphonie dans le langage des notes. Elle est la règle de la traduction du langage des notes dans le langage du disque phonographique" (Tractatus logico-philosophicus). Le vocabulaire de Wittgenstein est certes plus scientifique (projection, traduction), mais l'idée d'un noyaux formel commun entre l'écrit, le geste et le son reste la même. Ainsi, le geste improvisé, loin d'être un geste informe parce qu'il n'obéit pas à l'écrit, possède une forme équivalente à celle des sons qu'il produit et plus fine et complexe que celle d'aucune écriture.



III. Approche éthique



Ordre et anarchie. L'improvisation dans notre culture fut combattue, sinon méprisée, comme une pratique animale, primitive, contre productive, irrationnelle, etc. Elle a du subir les foudres d'une métaphysique de l'Ordre et de la Raison. Cela s'exprime aujourd'hui par une méfiance à l'égard de l'improvisation perçue comme une forme d'incompétence où une pratique risquée pour les organisateurs de spectacle. Par ailleurs, la réhabilitation de l'improvisation correspond d'après moi à une réaction romantique contre le rationalisme aussi bien classique que moderne. Elle commence avec Rousseau et culmine chez Nietzsche. Elle s'est perpétuée jusqu'aux années soixante dix, contre la société du spectacle, et peine à perdurer aujourd'hui dans l'univers du marketing. Lorsque l'improvisation est acceptée, en musique contemporaine, dans le jazz et le rock, c'est toujours dans des limites prédéfinies. L'idée d'une improvisation radicale ne paraît pas appartenir sérieusement au champ de la musique. Au théâtre, l'improvisation est bien souvent dirigée par un thème, parfois décidé par le public et tiré au sort. Il apparaît que l'improvisation relève d'une certaine forme d'anarchisme, par son refus de la structure écrite et de l'autorité du compositeur. L'improvisateur libre ne se plie à rien d'autre que son propre savoir faire en la matière. Je voudrais maintenant penser l'anarchisme à travers cet art. Il n'est pas question d'instrumentaliser politiquement l'improvisation mais de comprendre les enjeux existentielles de la notion d'anarchie. Le mode d'exposition de l'improvisation (in situ, petit comité, égalitarisme, possibilité d'échec, petit budget etc.) s'oppose au spectacle commercial (scène colossale, leader charismatique, spécialistes, répétitions, produits dérivés). Par conséquent l'improvisation tend vers une économie parallèle, modeste et collégiale, indépendamment des récupérations possibles par le système (galerie d'art, marché du disque, etc.). Cela pose des questions de choix éthique vis-à-vis de l'argent, du système et du mode de vie en général. On peut d'ailleurs souligner la proximité de cette société parallèle avec celle du web et du numérique décrite par Pierre Levy dans L'Intelligence collective. Ces deux types communautaires apparemment opposés sont en même temps complémentaires face au système pyramidal classique du politique et des médias. Il sont opposés en ce que l'improvisation favorise l'usage d'instruments acoustique et l'événement in situ tandis que le web bien entendu est technologique et diffère notre rapport espace-temps. Mais ils se rejoignent en ce qu'ils créent des rapports alternatifs et autonomes par rapport au marché classique.

Moi et soi. La liberté en improvisation est celle de vivre pleinement et parfois malgré soi sa propre singularité. Malgré soi car on ne peut se dissimuler derrière une image artificielle de soi. On est livré à la négativité de notre moi profond, à notre propre finitude. On affronte le danger d'exister en deçà de l'image que l'on voudrait donner de soi. Paradoxalement, cette solitude est au service d'un projet commun. La créativité d'un seul est un bénéfice pour tous. On peut effectivement formuler le projet d'exister ensemble, en laissant chacun être soi, par un jeu de complémentarité plutôt que de conformité, de coopération des unités irréductibles plutôt que de compétition par rapport à une modèle idéal. La singularité de chacun, loin de constituer un modèle pour d'autres, induit l'irréductibilité des uns aux autres. On n'apprend pas à jouer comme tel improvisateur, mais à trouver à notre tour notre spécificité. On ne doit pas faire du Cecile Taylor ou du Dereck Beley, et encore moins du soi et passer son temps à se plagier soi-même, mais faire tout court.

Activité et dogme. "Je défends toujours l'improvisation contre la musique improvisée, affirme Lee Qua Ninh. Tout le système tend à réduire les pratiques artistiques en styles que même ses protagonistes finissent par défendre comme autant de chapelles. La guerre qui se déroule sur le terrain du marché des produits artistiques privilégiera les notions les plus simplistes et de ce fait les plus arrogantes". L'improvisation libre, comme toutes les formes de subversion (punk, rap, surréalisme), est continuellement menacée d'être absorbée par le système. Cela consiste à attribuer une place, un statut, une délimitation, qui dans le système capitaliste revient à définir un produit commercialisable. "L'improvisation libre, ajoute Lee Qua Ninh, est sans doute à distinguer des autres musiques et même d'autres formes de musique improvisées. Mais, en se distinguant, elle ne doit pas pour autant se réduire. Car l'on risque alors de chercher à se conformer à un moule a priori que l'on aura établi. C'est-à-dire qu'aimer ce qui a lieu en improvisation libre n'oblige pas à se limiter à ses dogmes. Au contraire, il existe d'autres façon de jouer avec le son. On observe d'ailleurs en improvisation libre un phénomène de chapelle qui se saisit à l'écoute. On tente de faire impro libre. Et l'on retrouve dans ce domaine des tics, des redites qui la rende à son tour tout autant formatées que d'autres musiques" (Lee Qua Nin). Ainsi la récupération commence avec l'asservissement volontaire des artiste au dogme. Avant d'accuser le système, il faut dénoncer la complaisance des artistes eux-mêmes. Celle-ci se comprend néanmoins si l'on reconnaît la fatigue que provoque en eux l'absence de reconnaissance, de moyens et l'organisation de la pénurie contre ceux qui ne se plierait pas aux conventions.

Confiance et méfiance. "Pourquoi, demande Lee Qua Ninh, faire si peu confiance dans les capacités de chacun à prendre appui sur ses propres contraintes ontologiques et tenter d'en faire un langage dont le vocabulaire sera singulier, forcément singulier ? Il s'agit donc d'une confiance en l'être qui a sans doute été perdue à force de la réduire à une apparence. Le doute sur l'être a laissé place à la confiance aveugle en sa version schématique idéalisée et unifiée. Les musiques se ressemblent par leur grammaire commune, alors que les sons sont profondément dissemblables, pour peu qu'on s'efforce de les accueillir". Le manque de confiance en l'être s'apparente à la conception hobbesienne de l'homme comme loup pour l'homme, qu'il faudrait contraindre par la structure du Leviathan. La musique relèverait du monde des essences censé diriger et dompter les apparences sonores. De la même manière, la loi est censée orienter les individus dans une direction unique. Ainsi, on peut supposer que la matière sonore est au plus proche de la singularité. Travailler le son et non la musique, c'est libérer l'expression singulière.

Culture et contre-culture. L'improvisation libre cherche à s'émanciper des acquis propre à une culture pour laisser surgir l'individu derrière la culture. S'il y a un apprentissage de l'improvisation, et il y en a effectivement un, il consiste à se soustraire péniblement des habitudes acquises, des gestes automatiques pour se reposer sur des sortes d'actes- perceptions, sur des réactions liées à l'écoute, sur des schèmes sensori-moteurs spontanés. L'improvisation est d'ailleurs à même de nourrir la culture alors que l'obéissance à la culture appauvrie l'individu. Certes l'individu a besoin de culture, mais d'une culture dynamique, nourrie par chacun pour que chacun s'en nourrisse. Autrement dit, l'improvisation libre n'est pas en dehors de la culture, mais elle invite à considérer la culture comme la somme des arts individuels et non les arts comme des expressions de la culture.

Rue et théâtre. La question de l'improvisation et du pouvoir concerne également la question de l'espace. "Un spectacle ne devrait plus être enfermé dans les lieux spécialisés que le pouvoir octroie en guise de soupape, dit Lee Qua Ninh. Le spectacle doit être dans la rue (ou sur le web qui est un village global avec des rues virtuelles) dans une société débarrassée de toutes prérogatives hiérarchiques". Le spectacle reconduit dans les loisirs la distribution spatiale du pouvoir. Le monde du spectacle est tout aussi hiérarchisé que celui du travail. En détruisant la distinction vie et art, rue et théâtre, moment du travail et du loisir, on combat les hiérarchies et les nomenclatures pour ne plus avoir qu'une activité commune au lieu du travail productif et du repos consumériste. L'improvisation est inhérente à l'activité individuelle complète, à l'individualité de l'individu, dans tous les domaines, sans diviser l'utilité et l'esthétique à travers les mondes du travail et du loisir. "L'impulsion vitale qui me fait tenir debout chaque jour, dit Lee Qua Ninh, ne me commande pas de jouer de la musique dans le faisceau restreint d'un temps donné mais de sauter dans le flux musical qui ne s'arrête jamais. Ce flux n'existe que parce qu'on est vivant". L'art est habituellement placé à côté de la vie en des temps et des espaces restreints appelés loisirs. Ces cérémonies sont fortement codées et induisent un rapport de soumission créateur-spectateur, soumission réciproque avec la marchandisation de l'art et la loi de l'offre et de la demande. Le spectateur écoute sagement l'artiste adulé et le créateur cherche à faire plaisir pour mériter sons salaire. L'improvisation libre tente de se dégager de cela. Certes, elle crée des événements circonscrits dans l'espace et le temps et ne peut vivre sans quelque rétribution, mais elle tente de se rapprocher de la vie par les lieux qu'elle choisit, par son interaction avec l'environnement. Elle ne cherche pas un spectaculaire féerique et grandiloquent mais invite à se plonger dans la beauté de ce qui est déjà là sous la main.

Nature et démocratie. Le concept du dionysiaque chez Nietzsche est un concept anarchiste qui tend à effacer toute dichotomie ordonnatrice. "Les fêtes de Dionysos concluent non seulement le pacte d'homme à homme, mais encore renouent le lien de filiation entre l'homme et la nature (...). Toutes les séparations de caste disparaissent que la nécessité et l'arbitraire avaient instaurées parmi les hommes : l'esclave est un homme libre, le noble et l'homme de basse naissance s'unissent dans les mêmes coeurs bachiques" (La vision dionysiaque du monde). La nature, comme chez Rousseau, est perçue comme un état profondément égalitaire contre l'organisation hiérarchique de la culture (nous ne nous attardons pas, par économie de temps, sur les aspects anti-romantiques et anti-démocratiques de la pensée de Nietzsche). La nature, dans la tradition romantique, est démocratique, alors que pour les rationalistes, de Platon à Hobbes, elle est synonyme d'un chaos et d'une sauvagerie que l'ordre social doit dompter.

Anarchisme, démocratie et aristocratie. L'improvisation libre se veut totalement dionysiaque, à la différence des pratiques d'improvisation modérée. L'improvisation libre est sans règle ni hiérarchie ; l'improvisation idiomatique en revanche fait entrer en lutte des éléments fixés à l'avance et d'autres éléments libres. Dans l'improvisation idiomatique, il y a une sorte de priorité du soliste, qui est comme un chef, un virtuose, au dessus de la base de ses accompagnateur. En cela ces derniers sont instrumentalisés et niés dans leur individualités. Un accompagnateur pourrait être en principe remplacé par un autre. "Je considère l'improvisation, dit Lee Qua Ninh, comme une pratique libertaire, profondément égalitaire. L'improvisation ne fonctionne que si l'on fait abstraction des hiérarchies, à l'inverse du jazz qui est une musique extrêmement hiérarchisée avec toujours un leader : on parle d'ailleurs souvent du quartet d'untel... L'aspect collectif de la musique improvisée paraît libertaire par ce principe de communication horizontale". L'écriture, cependant, d'après Pierre Levy, permet également une certaine forme de démocratie. "On peut apprendre le solfège et les règles du contrepoint grâce à des manuels imprimés diffusés sur tout le continent ; en revanche, pour se pénétrer des principes de tel ou tel mode persan ou indien, la longue fréquentation d'un maître est indispensable. Dans un cas, tout est explicitement et rationnellement codifié, dans l'autre, il faut saisir l'esprit de la musique au cours d'une expérience dont les ressorts principaux sont indicibles. Bien entendu, lorsqu'il atteint un haut degré de sophistication, même le musicien formé à l'occidentale se retrouve dans le deuxième cas de figure" (Pierre Levy, La machine univers). On pourrait alors nuancer notre propos en affirmant qu'en principe l'improvisation libre est anarchiste, la musique écrite démocratique et la musique initiatique aristocratique. Dans les faits, l'improvisation libre peut devenir un style fixé par un manuel de règles et donc se démocratiser. Mais on saisit là comme ce genre de démocratisation relève d'une normalisation. L'improvisation tombe également dans la catégorie de la musique initiatique dès lors que la présence d'un maître est indispensable, même si l'objectif de cette union maître-disciple est, comme dans les spiritualités ou dans l'éducation, l'émancipation du disciple.

Présence et histoire. On peut aussi se demander si l'improvisation a une histoire. "La musique occidentale, d'après Pierre Levy, accède pleinement à la dimension historique parce qu'elle est notée et fondée sur des critères purement musicaux, culturellement neutres, donc aisément variables. A l'inverse les autres systèmes musicaux de haute tradition ne connaissent que d'insensibles mutations. Leur transmission est essentiellement orale, un son y est presque toujours plus qu'une vibration de l'air, il peut être mâle ou femelle, vertu, divinité ou talisman. Prise dans un système symbolique qui l'englobe et la contraint, la musique ne peut donner libre cours au jeu dynamique de ses problèmes et solutions propres" (La machine univers). Le formalisme de la musique occidentale, avec le développement de l'écriture, permet une histoire, alors que le culturalisme fige le temps. Cette thèse est assez discutable. Dire que l'occident a vraiment une histoire car il développe l'écriture n'est pas sans rappeler un certain impérialisme. Walter Benjamin défend une thèse opposée à celle de Pierre Levy. Levy oppose l'évolution historique des formes à la stagnation culturelle. Pour Benjamin l'enracinement culturel, au contraire, permet le repérage historique. Ce qui permet l'histoire, c'est justement l'inscription dans un contexte culturel. Détachée de son contexte, l'oeuvre devient atemporelle. Plus rien ne distingue le modèle et sa copie. L'idée de Levy qu'en s'émancipant du carcan culturel et du contenu pour libérer le jeu des formes, on favorise l'invention contre la répétition, et donc l'évolution historique est intéressante. Cependant, on peut douter que l'on puisse s'émanciper de la culture. On s'en rend compte rétrospectivement. Rares sont les œuvres qui, pour des raisons d'évolution générale des modes, des techniques et des codes, ne révèlent pas à long terme leur appartenance à une époque. On peut douter également que l'enracinement culturel soit un frein, comme l'affirme Pierre Levy, à l'évolution historique. Au fond, l'histoire est plutôt issue d'une dialectique forme/contenu. L'art ne saurait s'enfermer définitivement dans une culture. Il développe toujours une création de forme et non leur répétition. Néanmoins, un événement musical pur, atemporel, sans inscription même involontaire dans un contexte n'existe pas. L'improvisation échapperait-elle à la règle ? L'improvisation serait-elle en marge de l'histoire par son absolue originalité ? Serait-elle une pure et imperceptible originalité toujours renouvelée ? Ou au contraire, est-elle condamnée à se répéter dans un éternel présent ?

Comparons avec Pierre Levy les ambitions de l'art et de la science. "Sous l'efflorescence des mondes musicaux incarnés par leurs instruments, leur attachement à des moments et des lieux de la vie sociale, leur mémoire culturelle, leurs motifs indéfiniment repris et réinventés, l'occident finit par découvrir une dimension sous-jacente à toutes les traditions : l'univers sonore. Un peu comme la science moderne a découvert l'univers physique sous la multiplicité des mondes mythiques et vécus des autres cultures" (La machine univers). Ce qui importe donc pour s'émanciper des traditions, c'est de quitter la mémoire pour la perception, de sortir des préjugés vers l'être même pour en explorer la structure. Le modèle de la science est l'atemporalité. Même si en fait la science a toujours le style de son époque, son idéal est l'anhistoricité. Elle entend revenir aux choses-mêmes, "sous l'espèce de l'éternité" dirait Spinoza. En un sens, on pourrait dire que l'improvisation a la même ambition scientifique de révéler un être transhistorique, mais qu'elle est condamnée comme la science à avoir une histoire.

Moi et soi. Il nous faut réfléchir encore au lien entre écriture, histoire et personnalité. "La musique occidentale, selon Pierre Levy, est la terre d'élection de l'individualité créatrice, puisqu'elle se présente comme une collection inachevée d'œuvres écrites défiant le temps" (La machine univers). L'écriture garantie l'individualité dans la mesure ou elle capte et enregistre les actes singuliers là où la transmission dissolvait cette singularité dans un flux. On pourrait cependant opposer à l'individualité du compositeur la singularité de l'expression de l'improvisateur qui échappe aux règles de la composition et à l'obéissance de l'interprète. A vrai dire, il s'agit de deux conception différente de l'individualité. L'écriture permet une individualité personnalisée, la construction d'un soi statique défini par un langage. L'improvisation, elle, conduit à une individualité brute, un moi énigmatique, négatif, un flux indéfinissable pris dans le cours des choses. Le soi du compositeur est adossé à un outillage culturel et aux règles de l'art en vigueur à une époque, alors que le moi de l'improvisation est pur moment vécu, indifférent à son inscription dans le temps historique.

Art et vie. "Il est si facile de diriger dit Lee Qua Ninh. Il suffit de ne donner aucune clef qui permette de s'affranchir ; il suffit d'indiquer que tout acte a besoin d'être récupéré dans une idée supérieure, qu'il ne peut acquérir aucune autonomie s'il est détaché d'un dessein... Alors, coincé entre d'une part l'autorité d'un art policé et d'autre part la paresse d'un art sans exigence, peut-on faire valoir le parcours d'êtres sans territoires à défendre, peut-on faire valoir qu'ils répondent d'actes qui s'évanouissent aussitôt qu'apparus, peut-on faire valoir qu'il y a d'autres disciplines, d'autres exigences qui perdent leur substance une fois inscrites, peut-on faire valoir qu'ainsi c'est la vie qui est un art et non une chose dégoûtante qu'il faille sans cesse transcender dans l'art ?" (Lee Qua ninh). Il s'agit donc d'une certaine façon de se tourner vers la vie même et d'échapper aux conventions qui nous en éloignent. L'art ici n'apparaît que comme un moyen d'instrumentaliser la vie. Comme la religion, l'art subordonne la vie à une fin plus haute, l'art et éventuellement notre immortalisation en tant qu'auteur.

Le corps et l'instrument. Le refus de la vie pour elle-même est aussi un refus du corps. "Cette distance maintenue entre l'instrument et le corps, dit Lee Qua Ninh, avec cette idéologie sous-jacente du combat nécessaire entre les deux - au point de considérer parfois l'instrument de musique comme instrument de torture - n'était sans doute que les prémices d'une idéologie qui mène aujourd'hui à l'instrument autosuffisant, ne laissant plus à l'homme qu'une place d'opérateur ?". Au contraire, l'improvisation réhabilite le corps derrière l'instrument et même dans l'instrument. L'instrument et sa logique mécanique ne doit pas annuler la logique subtile des gestes spontanés. Il doit au contraire en permettre l'expression. Lorsque l'instrument, théorie matérialisée disait Bachelard, domine l'homme, alors celui-ci n'a plus d'individualité ni de spontanéité. Il devient comme le disait Marx du travailleur à la chaîne, un rouage de la machine. Il faut bien au contraire traiter l'instrument comme une part de soi, lui transmettre la vie de l'individu. Et pour cela, l'instrument doit être constamment réglé et déréglé, déformé, reconfiguré par son utilisateur.





Conclusion



Il existe un usage capitaliste de l'improvisation, comme il existe un anarchisme libérale, les libertariens aux Etats-Unis. Le cas de l'improvisation en entreprise pour rendre performant en est un exemple. Il s'agit d'exalter l'initiative personnelle, de valoriser la force des individus pour les rendre efficaces dans la logique de marché. C'est donc un art de combat, qui s'inscrit dans la compétition. Cette pratique est à cent lieues de l'improvisation telle que nous l'entendons ici qui au contraire valorise la coopération.

L'improvisation est une dimension essentielle de l'humanité et de la vie en générale. Elle participe à la créativité universelle, issue du hasard matériel et repris par l'organisme et la pensée spontanée. Ce n'est pas une résistance accidentelle à la raison, une matière superflue face à la forme. C'est au contraire la source de toute invention. Je ne suis pas hostile à la raison, ni à l'écriture, sinon je ne parlerais pas comme je le fais à présent. Mais je reconnais ma dette envers l'improvisation, puisque rien de ce que je dis ne peut être proféré par une machine. J'avoue que ma pratique de l'improvisation libre, comme mon écoute d'ailleurs, a cessé. Pour autant, parler d'échec n'aurait pas de sens dans le contexte de l'improvisation libre. Je suis au contraire infiniment reconnaissant envers ceux qui consacrent leur vie combattre contre eux-mêmes et la société pour valoriser les richesses insoupçonnées de l'improvisation.

Raphaël Edelman, Rennes 2011


































La Cuisine

Nos cuisines sont des lieux précieux de nos habitats. Elles sont nécessaires pour nous préparer à manger. Elles ont une fonction utilitaire, tout comme la salle de bain ou les toilettes. En outre, la cuisine possède une dimension symbolique liée au retrait dans l'intimité du logement. Nous voulons ici explorer la cuisine sous ses différents aspects et à travers ses contradictions. Elle est un lieu domestique mais en même temps elle est un espace de travail. Elle n'est pas à proprement parler un lieu d'accueil et pourtant elle reste un espace convivial.





I. Approche symbolique



A. Le domicile

1) Le retrait. La cuisine est un lieu privé ou collectif à valeur fonctionnelle, puisqu'on y prépare la nourriture. C'est là que le monde des éléments subit sa transformation ultime pour devenir aliment et plat. Ce lieu consacré à l'alimentation complète la chambre consacrée au sommeil sur le plan des besoins. Ce lieu peut devenir public, nous le verrons, soit en raison des interactions entre les membres de la famille soit en raison de la professionnalisation de la restauration. Mais il reste en même temps particulièrement protégé et en retrait. Le foyer est le lieu privé. Le terme désigne la demeure comme le fourneau. La cuisine est un lieu intime dans la mesure où on y conserve des secrets de fabrication. La cuisine est le lieu des secrets car c''est un lieu d'initiation, parfois de confidence. On y parle plus aisément des choses taboues. Les vieilles domestiques y racontaient les contes de fées. C'est un lieu à l'écart du salon, où l'on s'avoue des choses entre deux portes, entre deux gestes domestiques.

2) La femme. La cuisine est un lieu traditionnellement féminin dans la mesure où ce fut le lieu de travail de la femmes au foyer traditionnelle. Cela reste un endroit maternel. Bien sûr, il faut faire la part des choses entre l'archétype masculin/féminin et le stéréotype machiste. Il ne s'agit pas de dire que la place de la femme est au foyer. Il s'agit de montrer le caractère féminin du foyer : douceur, protection, ventre, enceinte, alimentation, eau. Par opposition, le caractère masculin est querelleur, lié à la chasse, au feu, à l'agriculture. Xénophon, dans son Economique (- IVe), oppose les travaux d'intérieur à ceux de plein air qu'il attribue respectivement à la femme et l'homme. Les statistique montre encore aujourd'hui une plus forte tendance aux activités d'intérieur chez les filles que chez les hommes. Ce qui explique qu'elles soient plus intellectuelles. Xénophane juge le corps de la femme moins résistant et surtout attaché à celui de l'enfant. Il prend l'image de la reine des abeilles. On trouve encore chez Hegel une vision exclusivement domestique de la femme. L'émancipation des femmes passe par son détachement de ce modèle. Aujourd'hui seul peut rester à la cuisine un certain caractère de féminité qui peut être incarné aussi bien par l'homme que la femme.



B. Le travail

1) La brutalité. Dans la cuisine, la nourriture est souvent non encore préparée. De même, dans la salle de bain et la chambre au réveil, nous ne sommes pas encore apprêtés. La cuisine est un lieu servant et salissant, où les déchets sont rassemblés et dissimulés. C'est un lieu de mouvement où l'on prépare, conserve, transforme, débarrasse ou lave. Il y a de l'animalité, de la brutalité. La cuisine est le lieu le plus dangereux de la maison. C'est là qu'il y a le plus d'accidents domestiques. Par rapport à la chambre, la cuisine est un lieu peu sûr.

2) L'activité. La cuisine est un lieu actif, laborieux et non contemplatif et oisif comme la chambre ou le salon. C'est un espace technique. Il y a beaucoup d'appareils ménagers, électriques ou manuels. C'est un lieu de travail en retrait de la vie sociale où les femmes et les domestiques furent asservis. Depuis le conditionnement de la nourriture et les appareils ménagers sophistiqués, les activités y sont devenues plus rapides et plus aisées. Les médias s'y invitent : télévision, radio, et rendent plus douces les activités. Les actions demeures nombreuses en ce lieu : jeter, cuire, couper, laver, goûter, peler, casser, ramasser, nettoyer, manger, bricoler, parfois écrire ou lire. D'autres activités que la cuisine ont lieu : la toilette animale, le bricolage, le jardinage, la lecture, le téléphone. La cuisine est un espace servants comme les toilettes, le local poubelles, les couloirs ou le garage. Les espaces servis sont la chambre, le salon, la salle à manger, le bureau, le jardin.

3) La stratégie. La cuisine est un lieu stratégique puisqu'on y prépare ses effets. Souvent la préparation est bien plus longue que la consommation. Le temps de travail y est important alors que celui de loisir dans le salon peut être court. La cuisine est un lieu quantitatif. Il faut compter les ingrédients et le temps. Les minuteries, les thermomètres garantissent une certaine précision alors que dans le salon règne l'à peu près. Il faut avoir les bons ingrédients en nombre suffisant dans sa cuisine. C'est un lieu technique pour les objets mais aussi les savoir-faire. Il faut savoir utiliser les outils ou s'en passer quand ils manquent.

4) La bassesse. Le mot cuisine désigne au figuré une manœuvre, une intrigue (généralement obscure et malhonnête). On parle de la cuisine louche d'une assurance, de la basse cuisine de ce monde, d'une cuisine intellectuelle. On comprend que la cuisine est un lieu dissimulé d'élaboration. C'est un laboratoire, un sous sol où les choses germent en secret. On remarquera également que cuisine vient du latin cocina, de la même famille que coquine qui connote à la fois la manipulation et la grivoiserie. Il y a de plus une dimension pornographique de la cuisine comparé à l'érotisme de salon. La pornographie désigne l'obscénité, sans préoccupation artistique. Porné en grec signifie prostituée qui vient de prostitutio en latin qui signifie profanation. L'obscénité, d'obsenitas, indécence, est profanation des convenances. L'érotisme est plutôt le goût raffiné pour le plaisir et la sensualité. La pornographie est la matière se décomposant dans l'intimité de la bouche. Elle est la violence exercée contre la surface visible et apprêtée qu'elle avale. L'érotisme de salon s'achève dans la pornographie animale. Dans Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, Greenaway montre cette pornographie des cuisines menaçant la splendeur érotique de la salle à manger. Comme dans la chambre, la nudité se découvre en cuisine. Il y fait chaud, humide, on y entre en contact avec la boue, la viande, on coupe, hache, broie, secoue. Les gestes sont parfois moins contrôlés. On arrache avec les doigt un bout de viande sans s'enquérir d'outils. On grignote sans cérémonial.

5) L'hygiène. Depuis environ deux siècles, les architectes flamands ont montré la beauté des pièces de vaisselle et des ustensiles de cuisine élevés à des proportions gigantesques et titaniques. Le valorisation du terrestre apparaît dans la peinture de genre en même temps que naît l'hygiène. L'aseptisation de l'espace est la contre partie d'une religion de l'immanence. Le charme des cuisines tient à leur léger désordre ainsi qu'à la volonté de ranger qui s'y oppose. Le rangement est la condition de la maniabilité, de la disponibilité des outils qui sont d'autant plus utiles qu'ils se font oublier, qu'on n'a pas à les chercher. Xénophon compare la cuisine à un navire dans la tempête dont les appareils savamment ordonnés restent disponibles pour les manœuvres.



C. La société

1) La convivialité. La cuisine est un lieu d'entraide, d'échange et de dialogue. On y apprend à cuisiner, mais on y parle de la vie quotidienne. Le fait de faire ensemble une chose ou de s'occuper peut favoriser la conversation. Le repas au salon est parfois trop protocolaire pour se livrer. La personnalité sociale y est valorisée. Tandis que le moment de la préparation ouvre à la confidence. Lorsque la cuisine se transforme en salle à manger, on se trouve à mi chemin entre cette solidarité intime et la sociabilité convenue du salon. Le repas y est plus convivial. C'est là qu'y déjeunent les vrais amis.

2) Les professionnels. Hormis certaines cuisines très ouvertes, à l'américaine ou la japonaise, la cuisine se distingue d'un lieu comme la salle à manger qui est un lieu de spectacle et de réception. Toutefois, la cuisine n'est pas dénuée d'interactions sociales. Soit on y cuisine à plusieurs, mélangeant les genres et les générations. Ou alors une équipe de professionnels s'y affaire. Dans ce cas, l'ambiance y est souvent martiale. On trouve parfois d'anciens militaires ou prisonniers. La cadence est rapide. La cuisine professionnelle répond à une rythme intense, à une hiérarchie formelle, explicite. Les outils sont communs. Les frottements sont nombreux. La manufacture ouvrière remplace l'atelier de la maison. Les cuisines professionnelles peuvent être celles d'un hôpital, d'un hospice, d'un hôtel, d'un restaurant. Elles gardent leur fonction nourricière particulière. Mais, dans ces lieux publics, c'est moins le don d'une main maternelle que le geste de l'échange qu'on trouvera.

3) Le salon. Traditionnellement, le salon est un lieu plus masculin que la cuisine. C'est un lieu de parole ou de lecture. On y reçoit les étrangers, on y joue. C'est un espace de loisir. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de salon féminin (pensons aux salons littéraires en vogue au XVII de Catherine de Rambouillet, de la Marquise du Plessis-Bellière, de Madeleine de Scudéry, de Madame de Lafayette). Mais ces femmes de salon sont plus proches de l'univers masculin des lettrés. La cuisine est le lieu où mangent les enfants (infans en latin désigne celui qui ne parle pas), qui eux-mêmes, comme les aliments que l'on prépare, ne sont pas encore prêts à affronter la vie extérieure. Le salon est un lieu d'exposition, de spectacle. Les aliments y arrivent finalisés, prêts à être consommés. Les personnes y figurent dans leur plus bel appareil. Les plats retourneront à la cuisine une fois consommés, avec les rogatons. Le lieu caché de la cuisine est tendu vers celui de la démonstration du salon. Celle-ci dure le temps du spectacle. Passé un certain moment, ce qui fane, sèche et refroidi retourne à la cuisine et devient déchet. Le salon est un lieu esthétique. C'est un lieu d'art plus que de technique. La technique s'y fait discrète voire oubliée. Il y règne une certaine magie. D'elle dépend notre notoriété auprès des invités. C'est un lieu d'image et de communication. Le salon, c'est le but de la cuisine, sa finalité, sa consécration, la forme opposée à la matière. Comme tout lieu d'exposition, il est fortement attaché au présent. C'est l'aura de la présence, du moment fort qui est recherché. La cuisine elle est toute entière tendue vers ce moment. Elle en est l'esclave. Car la cuisine est le lieu du pas encore ou du déjà arrivé. Elle n'a pas de temps propre.

4) La cuisine-salon. La convivialité reste une attente importante en ce qui concerne la maison. Le salon est en principe une pièce destinées à cette fonction, mais la présence de la télévision et des jeux rend difficiles les échanges entre les membres de la famille ou avec les amis. De même, la salle à manger est moins systématiquement destinée aux seuls repas ; elle sert parfois de bureau et se trouve plus rarement séparée, afin d’élargir l’espace salon. Dans ce contexte, l’importance de la cuisine s’est accrue. Elle s’est agrandie afin que la famille puisse y prendre ses repas (80% des ménages) et même y recevoir. L’habitude du grignotage fait que l’on s’y retrouve souvent en dehors des heures de repas. Elle est aussi de mieux en mieux équipée « afin de faciliter le travail culinaire ». La cuisine peut être un lieu de partage en tant que l'on y mange et cuisine. Mais ces activités peuvent très bien être solitaires. Les personnes âgées peuvent plus facilement se retrouver seules dans leur cuisine.





II. Approche fonctionnelle



1) Les types. Il y a divers types de cuisine : bourgeoise, familiale, villageoise, orientale, asiatique, française, moderne, modeste ou luxueuse, rustique, contemporaine, design, zen. Il y a des modes, des styles, qui aujourd'hui se développent, se croisent, se caricaturent. La société de consommation offre un choix éclectique de cuisines qui doivent représenter notre personnalité. On trouve également des cuisines nomades. Un fourneau peut être monté sur roues et être utilisé par les campeurs en plein air. On peut penser au fourgon à galette saucisses, à nems ou acras sur le marché. La cuisine est encore plus minimale lorsqu'on improvise un picnic ou quand on mange une barre de chocolat ou un sandwich acheté dans un distributeur.

2) L'aménagement. L’aménagement diffère énormément selon l’appartenance sociologique de l’acquéreur, sa situation (propriétaire ou locataire), son âge (premier achat, cuisine de célibataire ou familiale, kit ou haut de gamme), le type d’habitat (provincial, urbain, rural, pavillonnaire), l’importance accordée à la modernité esthétique indépendamment du vieillissement (ce qui accélère le renouvellement), l’entretien apporté au bien. Le public âgé se déplace parfois difficilement. Il faut donc rendre le choses accessibles, les rapprocher, mettre à portée de main, à la bonne hauteur. Les gestes sont rationalisés. Par contre pour les enfants, certaines choses sont au contraire éloignées.

3) L'aménageur. "Comment aménage-t-on une cuisine ? L’implantation (dessin ou plan) et l’installation des meubles de cuisine est effectuée soit par un professionnel (monteur du distributeur chez lequel la cuisine a été achetée ou artisan) soit par les particuliers eux-mêmes (avec le développement des produits en kit). Ce dernier point soulève des problèmes liés au montage (dangerosité des assemblages, notice mal conçue) et de nombreuses publications destinées au grand public ont tenté de donner quelques conseils d’implantation basés sur le respect de certains principes fondamentaux.

4) Le Déménagement. Il faut tenir compte de la mobilité croissante des populations. Emporte-t-on tout ou partie des meubles (ce qui est possible avec les cuisines déstructurées) ou la laisse-t-on en place pour le successeur même si elle est neuve ? Et ce dernier ne préfère-t-il pas la remplacer. Aucune données précises n’est disponible à ce jour concernant le délai de renouvellement des cuisines, mais les fabricants estiment qu’il avoisine les 14-15 ans. Quant à la durée moyenne de financement pour ce produit, elle est, selon l’organisme Cetelem, de 6 à 7 ans" (http://bib.rilk.com/170/00/theseLeborgne.pdf).

5) La circulation. Le plan de circulation doit idéalement permettre d’optimiser un triangle reliant les postes chaud (plaques de cuisson), froid (réfrigérateur) et humide (évier). Ce triangle d’activité se transforme en carré d’activité pour une cuisine avec un coin repas. Selon la disposition des plans et des trois éléments l’aire du triangle d’activité est différente. Il est nécessaire de prendre en compte les distances de dégagements (devant les ouvertures de meubles ou d’électroménager) afin de ne pas rendre dangereux les déplacements. Différentes hauteurs de plan de travail sont conseillées (bas pour la cuisson et un peu plus haut pour l’évier) mais il n’y a pas de hauteurs standardisée. Quelques cotes sont données pour la hauteur du plan-bar ou la table du coin repas (contraints par l’espace laissé libre pour les jambes). Enfin, il est recommandé d’ajouter des sources d’éclairage ponctuelles au dessus des lieux de travail. Les éclairages importe au niveau esthétique et fonctionnel. Les sons nombreux peuvent rendre l'endroit bruyant. Les odeurs doivent pouvoir s'en aller. La qualité de l'air importe.

6) Outils. Les éléments techniques présents sont le réfrigérateur, le four, l'évier, les plaques de cuisson, la poubelle, les placards, les batteries de casseroles, les tables, les chaises, les médias, les couverts, les livres, les linges, les machines, les bassines, le linoléum, les toiles cirées, le buffet, les pots, les condiments, les assiettes, couteaux, les récipients, les tabliers, les torchons, etc.

7) La Morphologie. La forme de l'établi peut être linéaire en I, en L, en U, en G avec un retour (plan-snack ou autre), perpendiculaire à un mur qui délimite le coin cuisine dans un séjour, parallèle, ou encore avec un îlot central, avec différents degrés d’ouverture sur la salle à manger. Aux extrêmes se trouvent la cuisine fermée et la cuisine dite « américaine ». La surface et la hauteur sous plafond vont déterminer un volume. L’agencement d’une cuisine se doit d’être une combinaison, un compromis entre les meubles et l’électroménager, dans un volume défini. Une cuisine est intégrée lorsque les façades des appareils électroménagers sont identiques à celles des meubles. 33% des ménages en sont équipés (Mermet, Francoscopie 2001). L'intégration est une tendance initiée par Lowie mais propre au fonctionnalisme. Elle consiste à faire du multiple une unité. Un voiture ne doit pas être un assemblage de petits moteurs mais un outils uniforme.

8) Statistiques. Il y aurait 27.5 millions de cuisines en France dont 10 % sont des cuisines dites « américaines ». La surface moyenne d’une cuisine est de 10,1 m² avec des disparités importantes entre les villes d’un côté et les zones péri urbaines et la campagne de l’autre. L’ancienneté du parc est estimée à 11 ans pour les cuisines complètes en 1998 (Indice Prix Entretien Amélioration 98). 46 % des ménages préfèrent le salon, 15% la cuisine, 14 % la chambre et 13 % la salle à manger. La cuisine est en hausse avec 80 % des repas et les cuisines américaines dans les petits logements. L'équipement en réfrigérateur, lave-linge, cuisinière ou aspirateur dépasse 90 %. L'intérêt pour le savoir-faire culinaire augmente avec une diversification des équipements. Certains concepts existent telle que la cuisine collective, publique. Des boutiques sont consacrés aux produits liés à la cuisine.



Conclusion.

Nous avons vu que la cuisine est un lieu qui a une forte symbolique liée à l'intimité, à la brutalité, à l'authenticité. C'est le lieu le plus naturel de la culture, d'où son caractère cru. Puis nous avons montré que la cuisine est également un produit et un marché aussi bien pour les particuliers que les professionnels. En dépit du développement de la nourriture préparée et de l'individualisation des moeurs, elle ne disparait pas mais se transforme, en devenant même un lieu apprécié du domicile et davantage ouvert à tous. A mesure que l'aspect solennel du salon laisse place à des endroits plus décontractés, la cuisine s'ouvre à tous, les hommes, les visiteurs etc. C'est même devenu un lieu d'échange direct dans les foyers dans la mesure où les médias y sont plus rares.