samedi 24 septembre 2011

La marque

Nous vivons entourés de marques. Il me suffit de promener mon regard autour de moi, chez moi ou dans la rue pour voir inscrit ici où là le nom d'une marque, et ce dès le plus jeune âge. Les images (emballages, pubs etc.) semblent prendre autant sinon plus de place que les choses elles-mêmes, au point que nous paraissons vivre dans un monde virtuel façonné par les images télévisées, les affiches et les slogans radiophoniques. Dans quelle mesure ne vivons-nous pas aujourd'hui dans le simulacre ? La réalité n'est-elle pas dissimulée par le verni des discours publicitaires ? Notre relation à l'image ne fait-elle pas de nous des êtres éthérés, mus par des désirs artificiels plutôt que par de réels besoins matériels ? Le rapport aux symboles peut-il entrer en concurrence avec la réalité au point de nous en éloigner ? Vivrait-on mieux sans marques ? Dans un système économique dépendant de son appareil de communication, quelle est la fonction principale des marques ? Y a-t-il un bon usage de la communication des marques ? Nous allons aborder ces questions d'abord en soulignant les défauts du marketing, puis en cherchant ce qui mérite d'être préservé dans l'usage de la marque.





I. Des marques encombrantes

1.Diffusion et virtualisation

Nous pouvons nous lasser de l'omniprésence des marques. Tout d'abord les enfants dès leur tout jeune âge enregistrent les messages publicitaires des marques. Joël Brée, dans Les enfants la consommation et le Marketing, explique que vers 6 et 7 ans les enfants sont capables de citer clairement les marques qu'ils aiment ou qu'ils n'aiment pas ; ils peuvent aussi indiquer les marques utilisées par leur parents. Les choses, et même les personnes, doivent pour exister aujourd'hui forger leur marque et devenir un produit de marketing. Cela concerne également les associations, comme Les restaus du coeur, Médecins du monde, ou les régions, comme les régions Bretagne ou Loire Atlantique. Tout est donc marqué : les fruits, les légumes, les villes comme St Tropez, les artistes, les designers, les sportifs, les partis politiques, les clubs, les institutions. Tout devient produit et donc existe comme information. Ce qui n'est pas marqué n'existe pas. La marque c'est donc l'existence. "Etre c'est être perçu", disait Berckeley. La marque c'est la reproductibilité infini du signe et de l'emballage. Elle assure la prolifération et l'omniprésence du produit. En plus des produits diffusés à grande échelle et qui portent sur eux leur nom, le badging leur permet d'exister encore davantage sur les tee-shirt, les verres, les tasses, etc.

La surenchère fait que par saturation les marques elles-mêmes s'annulent et luttent pour être le plus présent possible en polluant l'environnement. On ne compte plus le nombre de messages publicitaires qui encombrent les rues (Brandscape). Ce n'est d'ailleurs pas uniquement l'environnement extérieur qui est concerné. Les marques pénètrent la sphère privée, sur les paquets, les produits, les vêtements et à travers les médias. Elles peuplent également nos têtes. Un consommateur connaît en moyenne 5 mille noms de marque (le nombre moyen de termes servant à l'expression courante va de 8 à 30 mille). Nous sommes habitués à réagir à tel ou tel signal de la marque, à faire des associations d'idées suggérées par les messages etc. Peu à peu, on vous délivre des publicités personnalisées sur vos ordinateurs ou téléphones portables.

La logique des marques est donc de s'insinuer de plus en plus dans nos vies. Les produits eux-mêmes se font plus variés pour élargir les marchés. L'extension de la cible c'est par exemple le rasoir pour femme de Gilette ou la crème anti-ride préventive pour les jeunes filles et pourquoi pas les jeunes hommes. L'extension du lieu de vente se fait aussi par exemple avec les cannettes dans les distributeurs. Il s'en suit une extension des moments de consommation. L'extension est internationale et globale. Elle concerne aussi les productions locales. On appelle "glocal" le marché des produits locaux vendus à l'autre bout de la planète. Un saucisson corse ou un vin des Côtes du Rhône seront vendus au Japon ou en Australie.

Les critiques modernes du marketing (cf. Debord, Baudrillard) tentent de montrer que l'image commerciale cache la réalité, la déguise, à travers une propagande qui dissimule la violence réelle des rapports sociaux. Cette image cache les causes et les conséquences véritables de la production (eg. conditions de travail et pollution de l'environnement). Elle permet de gouverner les esprits, du point de vue moral et dans le sens de la consommation, au niveau de la masse et de l'individu. L'industrialisation passe par une normalisation des consciences grâce aux technologies de l'information (cf. Deleuze, Stiegler). Les médias sont devenus le nouveau clergé. Le marketing est l'instrument du contrôle social affirme Deleuze. La caverne de Platon peut être réinterprétée comme une immersion dans les médias. Baudrillard parle d'un univers de simulacres. Les médiologues indiquent que le visuel a remplacé l'image (l'idole remplace l'icône) (cf. Quessada, Debray). C'est à dire que le visuel ne réfère plus à rien de réel, il simule le réel, tandis que l'image était un outil de perception du réel (comme l'imagerie médicale) (cf. infra, idole et icône).

Les médias sont également accusés de diffuser le mauvais goût (et parfois même des préjugés sexistes ou racistes). Les mass médias récupèrent la culture qui devrait être en réalité isolée du système des besoins (cf. Arendt, Crise de la culture). La culture, censée préserver les valeurs des peuples, se trouve elle-même réduite à un produit de consommation (La voiture Picasso, les bandes sons publicitaires recyclant les oeuvres musicales). Les oeuvres elles-mêmes deviennent des produis industriels figurant dans les supermarchés (cf. Benjamin, Horkeimer et Adorno, Stiegler). Inversement, le produit se donne comme oeuvre. La marque est devenue l'auteur du produit lui-même devenu oeuvre.

2. Symbole et fonction.

La marque possède une double dimension fonctionnelle et symbolique. Du point de vue de la fonction (ou de l'usage), la marque cherche la résolution d'un problème (eg. le sur-poids, la saleté, la solitude) et donc propose un contrat (eg. minceur, propreté, relation). L' usage, c'est la garantie zéro tracas, le bon rapport qualité prix, la lisibilité, la facilité, l'accessibilité, etc. La valeur ou l'image, en revanche, c'est par exemple la liberté, la convivialité, l'innovation ou la surprise. Un bon exemple de valeur est donné par Vance Packard. Le pruneau dans les années 50 était associé à une vieille fille desséchée. "Du jour au lendemain le pruneau devint un fruit délicieux et doux, presque un bonbon si on en croyait la publicité. La nouvelle imagerie montrait le pruneau dans un environnement aussi éloigné que possible de cette apparence sombre, fuligineuse, vieille fille où quatre pruneaux noirs flottaient dans un liquide sombre. La nouvelle publicité utilisait des couleurs brillantes et gaies et des silhouettes enfantines en train de jouer. Ultérieurement, ces images de jeunesse changèrent graduellement d'enfant en jolie fille en train de patiner ou jouer du tennis. Et chaque fois qu'on montrait de pruneaux, c'était dans des plats brillants et colorés ou sur un arrière plan de fromage blanc. Ces images étaient accompagnées de phrases telles que "ayez des ailes !" ou "le monde est à vous !". L'une disait : "les pruneaux colorent votre sang et mettent du rouge à vos joues". A travers son image, le pruneau devint une véritable Cendrillon" (The hidden persuaders, La persuasion clandestine, 1957).

Notre tendance naturelle à accorder une valeur symbolique aux choses est largement instrumentalisée par le marché. Il y a toujours eu une valeur symbolique en plus de la valeur fonctionnelle. Telle tasse me sert à boire, mais j'y suis attaché pour des raisons personnelles. D'après Baudrillard, la distinction entre la fonction et le symbole est aujourd'hui brouillée au profit du symbole. Aujourd'hui l'image prime sur l'usage au lieu d'être séparée, comme chez les Trobiandais (Papous de nouvelle Guinée). On peut distinguer chez eux pour les objets deux fonctions : la fonction économique, liée au besoin, et la fonction signe, liée au désir. Les fonctions économiques et symboliques relèvent, dans les sociétés primitives, de deux catégories d'objet différentes. "Chez les Trobriandais (cf. Bronislaw Malinowski), la distinction entre fonction économique et fonction signe est radicale : il y a deux classes d'objets, sur lesquels s'articulent deux systèmes parallèles - la kula, système d'échange symbolique fondé sur la circulation, le don en chaîne de bracelet, colliers, parures, autour duquel s'organise le système social de valeurs et de statut - et le gimwali, qui est le commerce des biens primaires. Cette ségrégation à disparu dans nos société" (Pour une économie politique du signe).

Il existe donc une séparation dans les cultures traditionnelles entre objets fonctionnels destinés à répondre aux besoins et objets symboliques destinés à organiser les rapports sociaux. Cette distinction rejoint celle que nous faisons entre objet technique et objet esthétique. Toutefois, le marché a créé une synthèse qui n'est ni vraiment fonctionnelle ni vraiment culturelle : l'objet-signe destiné à nous situer dans la société. Autrement dit, la valeur d'usage est devenue anecdotique par rapport à la valeur d'échange. "Loin que le statut primaire de l'objet soit un statut pragmatique que viendrait sur-déterminer par la suite une valeur sociale de signe, c'est la valeur d'échange signe qui est fondamentale - la valeur d'usage n'en étant souvent que la caution pratique" (J. Baudrillard, Pour une critique de l'économie politique du signe). Dans une société où la satisfaction des besoins est assurée (du moins pour ceux qui n'en sont pas exclus), la valeur symbolique devient prioritaire et objet même du marché. L'argument utilitaire qui laisse croire que nos objets nous servent à quelque chose est un leurre. Derrière l'individualisme de l'utilité, se trouve une vaste entreprise de domination des masses. "Une véritable théorie des objets et de la consommation se fondera non sur une théorie des besoins et de leur satisfaction, mais sur une théorie de la prestation sociale et de la signification. C'est donc une sociologie plus qu'une économie dont nous avons besoin pour comprendre la société de consommation (ibid.)".

Le moteur de l'économie de marché est moins le bien être matériel que le contrôle social. Comme le dit encore Baudrillard, "derrière toutes les superstructures de l'achat, du marché et de la propriété privée, c'est bien toujours le mécanisme de la prestation sociale qu'il faut lire dans notre choix, notre accumulation, notre manipulation et notre consommation d'objets - mécanisme de discrimination et de prestige qui est à la base même du système de valeurs et d'intégration à l'ordre hiérarchique de la société" (ibid.). L'objet signe dans notre culture supplante le produit matériel répondant au besoin. Cet état de fait n'est pas commun à toutes les civilisations.

Il faut donc comprendre ici que lorsque la dimension symbolique prime sur le fonctionnel, le pouvoir domine la possibilité. C'est-à-dire que l'enjeu réel des marques n'est pas simplement de fournir davantage d'outils pour mieux vivre concrètement mais de suggérer des façons de vivre et de se comporter. Derrière l'apparente invitation à être libre et créatif par la publicité, il y a un processus de normalisation. Un bon travailleur doit avoir telle voiture, une bonne mère de famille doit acheter telle marque de couche etc. La marque est un signe qui comme tout les signes possède une denotation et une connotation. La dénotation c'est le produit visé (eg. la boisson pour Coca). La connotation est la valeur donnée au produit (jeunesse et modernité, ou impérialisme pour ceux qui préfèrent le Breizh cola). La marque apparaît en insistant sur la connotation. Par exemple, Habitat associe en 1964 pour la première fois le mobilier à la mode. Nike introduit le sport au quotidien. Diesel indique une façon de vivre. La marque introduit de la valeur. La créativité est la valeur de Sonny, la robustesse celle de Wolkswagen. Le concept évaluatif trouve ensuite à s'incarner dans un récit ou un personnage conceptuel. Badoit, qui revendique la pureté, utilise l'image de la source de Saint Galmier. Le story telling, qui raconte l'histoire romancée de l'entreprise, est un procédé à la mode (cf. http://www.terraeco.net/Publicite-Areva-decryptage-d-une,15135.html).

3. Le fétichisme de la marchandise.

"L'objet-signe, écrit Baudrillard, conduit à un apparent bonheur, non parce que la possession matérielle suffit, mais également parce que l'objet signe fonctionne comme antidépresseur pas sa valeur magique de fétiche : "dans la théorie "fétichiste" de la consommation, celle des stratèges comme des usagers, partout les objets sont donnés comme dispensateurs de force (bonheur, santé, sécurité, prestige, etc.) : cette substance magique partout répandue fait oublier que ce sont d'abord les signes, un code généralisé de signes, un code totalement arbitraire (faictice, fétiche) de différence, et que c'est là, et pas du tout dans leur valeur d'usage, ni de leur vertus infuses, que vient la fascination qu'ils exercent" (ibid.). La question d'ordre social attachée aux symbolisme des objets est voilée par une supposée fonction magique. On retrouve dans les temps modernes le modèle de toute société ancienne : un exercice du pouvoir sous couvert de croyance au surnaturel. Les objets sont pour nous des promesses de bonheur et de bien être au même titre que n'importe quel talisman, que n'importe quelle idole. L'objet-signe, comme régulateur social implicite, se justifie donc par deux prétextes opposés. L'un est la fonction utilitaire et matérielle de l'objet et l'autre sa fonction magique et spirituelle.

Cette idée de fétichisation de la marchandise naît chez Marx dans le Capital en 1867 : "Il est évident que l'activité de l'homme transforme les matières fournies par la nature d'une façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée si l'on en fait une table. Néanmoins la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, c'est une toute autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser" (Marx, Capital, 1867, p 68). Marx montre l'aspect anormal du marché. Il rapproche ensuite cette anomalie du comportement religieux.

"Dans la région nuageuse du monde religieux (...) les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production" (ibid.). Marx compare la valeur des marchandises à des divinités. Tout comme la religion est l'opium du peuple, au double sens de calmant et de régulateur social, la marchandise devenue fétiche à travers la marque fonctionne comme une religion.

"C'est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent comme valeur une existence sociale identique et uniforme, distincte de leur existence matérielle et multiforme comme objet d'utilité". La fétichisation apparaît comme une réduction de la diversité des usages à une identité sociale uniforme. Comme l'argent, la marque n'a pas de valeur propre ni d'usage. Sa seule et unique valeur réside dans l'échange. L'échange des marchandises fait disparaître la marchandise elle-même qui existait dans l'usage. Lorsqu'une chaussure vaut en tant qu'outil elle a une valeur d'usage singulière. Si elle vaut par contre en tant que marqueur social et porteur de valeur et de prix, elle acquiert une valeur d'échange abstraite, qui transcende l'objet particulier. Ce n'est pas tant cette chaussure qui vaut quelque chose que le fait qu'elle soit une chaussure Nike, par exemple. Or la chaussure Nike est une idée qui transcende tout objet et tout message publicitaire.

La marque est aussi un doudou, un fétiche, elle réclame une fidélité active (si elle est consciente et engagée) ou passive (si elle est préférée dans l'inertie comportementale). Autrement dit, la fétichisation de la marque passe par un développement affectif qui semble curieux pour un objet et qui va au-delà de lui. Cette attachement s'exprime par la fidélité. Celle-ci dépend d'une forte pénétration du produit. La fidélité naît et perdure par la répétition. La fidélité est d'abord routinière, puis raisonnée lorsqu'elle est défendue par des arguments, ou passionnée si elle se passe d'argumentation. La marque prodigue des expériences, des émotions, des affections inter-personnelles, des valeurs, de l'identité, de l'étonnement. La personnification de la marque fait que l'on est triste si l'on en est privé. Elle donne lieu à des rituels, à des réactions de défense si on la critique. La fidélité à la marque est liée à la notoriété et l'image. La notoriété dit combien de personnes connaissent la marque et l'image comment elle est perçue. Coca a conquis un espace économique mais aussi symbolique, voire idéologiques. Car, le versant physique des sensations liées au produit s'accompagne de l'aspect rhétorique des croyances symboliques. La marque du fabricant est en réalité un verni et un ornement sur la réalité élémentaire du café, de la lessive, de l'eau etc. Il y a ainsi sémantisation de l'offre.





II. Après tout ce qui a été dit précédemment, on peut supposer que notre amour des marques revient à une forme de fascination orchestrée par le marché. Nous sommes, comme Ulysse, attirés par les Sirènes de la marque. Faudrait-il souhaiter la disparition totale du phénomène de la marque ? Y a-t-il dans la pratique du marquage quelque chose de fondamental qui mérite tout de même d'être préservé ?

1. L'Ecriture.

Tout d'abord, le terme "marque" est synonyme de trace, de signature et d'écriture. Derrida a montré que notre tradition philosophique tend au rejet de l'écriture. Car, elle est jugée inauthentique par rapport à la parole. Cette méfiance à l'égard de l'écrit, comme copie et simulacre, apparaît déjà chez Platon et, d'après Derrida, traverse l'histoire de la métaphysique occidentale. L'écriture est négligée en tant que technique matérielle au profit de l'intuition intellectuelle. Cette méfiance à l'égard du signe, représentant la pensée dans la matière, incline le philosophe à la critique du marketing. L'attaque de Platon contre les sophiste n'était pas d'une autre nature.

Or, on peut, contre cette opinion anti-graphique, montrer l'importance de l'écrit et même sa nécessité. Sans l'écrit, pas de science, pas d'histoire. Et l'on écrit non seulement avec des alphabets, mais aussi avec l'architecture des villages, les peintures ou les vêtements, jusque dans les civilisations supposées sans écritures. La réflexion de Derrida tend même à inverser les choses en montrant que l'écriture précède en un sens la parole. Seulement, l'auteur entend le mot écriture dans un sens particulier, dynamique, et non objectif. Les linguistes modernes nomment "trace" le signifiant matériel et "présence intuitive" le signifié conceptuel. Mais, pour Derrida, la trace est (comme le signe Saussurien) à la fois signifiant et signifié. C'est la différance, la temporalisation d'avant la scission. La trace n'est pas la disparition de l'origine car elle n'a aucune origine.

La pensée de la trace apparaît d'abord chez Plotin au troisième siècle à Rome : l'Un (ou Dieu) donne ce qu'il n'a pas - l'être, la forme, la substance - ; il laisse sa trace dans l'être, et c'est cette trace dans l'être qui rend compte de la ressemblance de l'être à l'un qui l'excède et dont il provient. L'être n'est que la trace de l'un : présence de la non présence, apparaître indirect de ce qui ne peut pas et ne doit pas apparaître. Si la trace dit le défaut d'origine, comme l'affirme Derrida, alors il n'y a pas de présence pure, la présence est toujours impure, elle est a priori écrite, qu'on l'inscrive ou non dans un élément sensible et spatial qu'on appelle extérieur. La trace est archi-trace, si l'on veut dire par là qu'elle précède toujours déjà toute présence (de l'être, de la conscience, de la parole pleine), ce qui du même mouvement implique pour Derrida qu'elle soit archi-écriture (François-David, Sebbah, Dictionnaire philo). L'archi-trace est davantage un processus, un type d'événement, qu'un objet. Il ne serait question ici de se servir de la philosophie de Derrida pour justifier le marketing. Ce que nous voulons dire, c'est que la marque s'inscrit au départ dans un rapport naturel de l'homme au signe. Autrement dit, si l'on doit s'attaquer à la marque, il faut le faire comme à un avatar du signe et non s'en prendre au signe lui-même.

2. La fonction d'échange.

La marque, dans le contexte économique, apparaît tôt dans l'histoire par souci de traçabilité, d'authentification, de garantie du savoir-faire. La marque est là pour rappeler la source (label). Dans l'antiquité, les marques sont apposées, par le producteur ou le distributeur, sur les bouchons, les amphores d'huile, les tuiles, les poteries etc. On a trouvé des marques sur des poteries en Chine datant de -2700. La marque, au sens d'étiquette, indique la date (pour la fraîcheur) et le lieu de production, ainsi que le prix. Une loi anglaise de 1266 oblige à marquer le pain pour réparer une éventuelle erreur sur le poids. Le mot Merchier désigne une marque de reconnaissance et de propriété. Dans l'ancien régime, les marques servent à contrôler la limite de la concurrence liée aux restrictions corporatistes (droit de jurande). Cette exclusivité fut supprimée en 1789. La marque indique la légitimité et le prestige (parmi les vieilles marques modernes ont peut citer Schweppes 1798, Levi's 1850, Heineken 1864). La marque authentifie l'origine, comme la signature. Elle permet un transfert de responsabilité du producteur au vendeur dans un système divisé et mondialisé. Elle entretient le lien (sumbolon) avec les clients. La marque permet de maintenir un garantie jusqu'à l'autre bout du monde (ce qui n'est pas sans importance en particulier pour les chaînes hôtelières). Elle évite la surprise, le risque fonctionnel, physiques ou psycho-social (ridicule, isolement, incompétence). Elle est aussi pourvoyeuse d'expériences (eg. le gouter Macdo, les événements sportifs). Enfin, comme l'efficacité du médicament dépend du nom, la marque possède une force de suggestion lui permettant d'agir à la façon d'un placebo. Il y a donc de nombreux aspects de l'échange dans la marque qui sont nécessaires à la société. L'échange est davantage qu'un système marchand. C'est ce qui permet la création et la vie d'un monde de représentations solides. La marque est à ce titre un outil important de socialisation et de personnalisation (puisque chacun voit en partie avec les yeux de ses contemporains). La réclame avait pour objectif de faire connaître une fonction. La marque elle transmet une valeur. L'identité qui ne se réduit pas à un identifiant. 25 ans sont nécessaires à la construction d'une identité. La marque porte un projet identitaire et humain, en même temps que financier, d'où une tension entre actionnaire et consommateur, ces derniers devant être davantage consultés, les premiers devant respecter leurs engagements (cf. Le scandale du Médiator des laboratoires Servier).

Pour comprendre la dimension informative de la marque, il faut distinguer l'idôle et l'icone qui entretiennent une rapport différent avec l'original. L'icone est nécessaire et même nous rapproche des choses (eg. imagerie médicale) alors que l'idole nous en éloigne et nous trompe (eg. le culte médiatique de la personnalité). Avec l'icône, le visible et l'invisible se donnent simultanément. Le phénomène donne l'être alors que l'apparence de l'idole le dissimule (Peirce appelle icone l'image qui ressemble aux choses et symbole le signe arbitraire). Il y a donc une idolâtrie, un fétichisme de la marque, qui s'attache à l'arbitraire du signe. Mais il y a aussi une dimension iconique de reconnaissance authentique. N'oublions pas que la marque permet de me repérer pour acheter un produit lorsque je suis à l'autre bout du monde.

La marque est allographique. Elle n'existe pas sans la copie, comme le livre, le disque, ou même le document numérisé (cf. art allographique, Goodman). Nous sommes à l'ère de l'écriture généralisée et les oeuvres autographiques, qui n'existent plus à travers leur copie, comme la peinture, tendent à devenir plus rares. Les signes allographiques nécessitent de nombreux acteurs. Le peintre est seul. Mais le cinéaste a besoin d'une foule de techniciens pour faire exister son art à travers des nombreuses copies diffusées. Autrement dit, la marque, pour exister en tant que signe, implique de nombreux acteurs qu'elle relie. Nous n'oublions pas les inégalités sociales qui naissent dans cette association. Mais nous ne pouvons assurer que ces inégalités ont pour origine le phénomène de l'allographie. Autrement dit, la marque est un produit collectif. Elle est produite à plusieurs, en fonction d'une vision du collectif et apparemment pour le collectif.

On ne peut rejeter la marque au nom de l'utilité sans risquer de créer un monde d'individus atomisés, amorphes et robotisés. Barthes a montré l'importance de l'art de l'emballage et du graphisme au Japon (Barthes, L'empire des signes). Ils participent du désir humain de décorer, d'embellir, comme le montre l'usage du vêtement, du maquillage, des épices ou de la musique. C'est une dimension symbolique nécessaire à l'homme. Il est donc important de s'attaquer à la féérie lorsqu'elle sert à dissimuler des rapports de pouvoir, mais il est tout aussi important de faire des objets les supports de fictions, de scénarios, de mises en scènes destinées à enchanter le monde. Le père noël est un bon exemple. On l'aime à la fois parce qu'il apporte une dimension fantastique au moment des fêtes, mais on peut le haïr en tant qu'il est l'instrument d'une gigantesque opération de marketing.

III. Conclusion

L'univers marchand use et abuse des symboles et nous détourne de la réalité. Il sature le champ culturel ou le dénature. Il instaure un rapport de domination et parfois de destruction sociale et environnementale sous le voile de la féérie. Cependant, le phénomène de marquage est un phénomène important pour les échanges et doit être compris de manière authentique. Le symbole ne doit pas disparaître mais être critiqué dans sa valeur.

Nous souscrivons aux critiques de la société de consommation. Elles sont nécessaires, que l'on soit farouchement anti-capitaliste ou simplement lucide sur les limites du système. Il faut dès lors réfléchir à ce que devraient être les marques prises dans un sens général. Doit-on faire disparaître toute trace distinctive et identitaire des objets, leur ôter toute valeur pour en faire des choses fonctionnelles ? A quelles conditions la magie attribuée aux objets manufacturés est-elle tenable ? Peut-elle nous rendre plus humains et moins indifférents à la réalité. Car voir la réalité, ce n'est pas lui ôter toute poésie, mais faire une poésie qui lui convienne. L'avenir de la marque doit prendre une direction ou une autre. Soit le marketing étend son entreprise de domination commerciale au risque de détruire la société, les repères et l'environnement ; soit il s'effondre pour laisser place à un système strictement utilitaire ou alors pour un retour aux formes traditionnelles ; soit enfin il se réforme pour assumer un rôle mieux déterminé et mesuré.
 


Bibliographie

Joël Brée, Les enfants la consommation et le Marketing
Debord, La société du spectacle
Deleuze,Pourparler, "post scriptum sur les sociétés de contrôle"
Stiegler, Etats de choc
Quessada, La société de consommation de soi
Debray, Cours de médiologie
Arendt, Crise de la culture
Benjamin, L'oeuvre d'art à l'ère de la reproduction technique
Horkeimer et Adorno, La dialectique de la raison, "Industrie culturelle"
Vance Packard, La persuasion clandestine
J. Baudrillard, Pour une critique de l'économie politique du signe ; La société de consommation
Marx, Capital, 1867, p 68
Barthes, L'empire des signes ; Mythologies