dimanche 18 mars 2012

La valeur du design participatif

On parle beaucoup aujourd'hui de design participatif. Cela peut surprendre si l'on tient compte du fait que l'histoire du design traduit une opposition entre esthétique industrielle et participation. L'organisation industrielle est plus pyramidale que transversale en ce qu'elle repose principalement sur la décision des professionnels du design. Le design participatif oppose à cela une vision réformée du monde industriel en vue de l'émancipation de la société. On pourrait dès lors comparer le développement de la participation à la naissance de la société de la société de consommation qui démocratisa le confort et fit profiter aux citoyens de l'abondance des biens. Il s'agit désormais avec la participation de rendre accessible, en plus de l'avoir, l'être et le faire pour les citoyens et les consommateurs.
Ceci n'empêche aucunement que la participation serve, en même temps que de moyen de concertation, de méthode de communication, au détriment bien souvent de l'écoute, l'enregistrement et la restitution de la parole des habitants. Tout comme la consommation permit, en plus de remplir un objectif démocratique, d'écouler la production et de continuer à faire des bénéfices, la participation constitue un moyen d'interpellation, de sensibilisation, de fidélisation et de marketing. On constate alors que différentes valeurs permettent de juger l'élan participatif et démocratique actuel dans le design comme ailleurs (nouveaux médias, monde associatifs, etc.). On peut considérer la participation, au même titre que la consommation, soit comme un progrès, une amélioration de la vie et un moyen d'émancipation, soit comme un outil stratégique de marketing.
Comment dans ce cas déterminer théoriquement la valeur réelle du design participatif et repérer les vices d'une participation factice et simulée ? Quels critères exactement permettront de départager la participation réelle de sa parodie ? Quels sont les objectifs véritables qui doivent être ceux de la participation et quels sont ceux qui a priori sont condamnables ? Émancipation et incitation à la consommation peuvent-ils être compatibles ? Le but ici n'est pas directement de réprouver les pratiques mais de sonder la pertinence des concepts utilisés. La littérature sur le design confond trop souvent plus ou moins sciemment objectif marketing et démarche sociale, comme si la compatibilité allait de soi, si bien qu'on ignore à la fin si l'on vise seulement la persuasion stratégique ou bien réellement l'amélioration de la vie. N'oublions pas que le design répond avant tout à des impératifs marchands qui peuvent contredire une telle émancipation. Notre intention ici n'est pas seulement critique mais méliorative. L'analyse des concepts est surtout nécessaire au réglage des pratiques. Comment faire en sorte que la démarche design évolue vers une amélioration réelle et entière de la société ? La participation constitue sans doute un outil d'innovation mais son impact social réel reste souvent discutable, en dépit des comptes rendus élogieux. Il convient donc de chercher à fonder un design participatif authentique, c'est-à-dire qui parvienne à ses fins d'émancipation.


I. Le design peut-il être participatif ?

Plusieurs objections peuvent remettre en cause la compatibilité entre design et participation. Tout d'abord, le design est une pratique de l'industrie qui sépare conception et exécution. C'est le designer (avec d'autres spécialistes) qui dessine et décide, qui définit les usages et les finalités, pour l'ouvrier fabricant et le consommateur. Il élabore ainsi un modèle pour et à la place des autres. En ce sens, le design est bien plus technocratique que démocratique. C'est une pratique technicienne à destination du consommateur et non exactement une construction citoyenne. De plus, l'extension du marché mondialisé creuse la distance entre l'artisan et son client. A la place de ce rapport, des expertises tentent de sonder la demande. Des techniciens vont ensuite décider du produit qui devra pénétrer les marchés. Le rapport entre producteur et consommateur est donc distendu et inclut de nombreux médiateurs. Ensuite, la production, dans le cadre de l'industrie, revient aux ouvriers qui  exécutent un plan prédéfini par les ingénieurs. Ils sont donc les instruments d'un plan pré-établi. La production en série et l'organisation scientifique du travail reposent sur une organisation stricte et savante qui rend inutile le savoir-faire des exécutants. K. Marx, G. Friedman, B. Stiegler, etc. ont montré que l'organisation scientifique du travail conduit à une prolétarisation des ouvrier qui se traduit par des tâches répétitives, pénibles et peu valorisantes. Si elle augmente normalement la productivité, cette organisation peut nuire également aux entreprises en raison de sa rigidité. Pour que la production ne soit pas interrompue lorsqu'un maillon de la chaîne flanche, il faut réintroduire dans les usines le savoir faire et l'initiative qui permettent de gagner du temps dans la remise en marche du processus productif (toyotisme). Enfin, le consommateur moderne est de plus en plus assisté par les techniques. Face à des équipements standardisés et préfabriqués (plats préparés, meubles en kit, etc.), il voit son savoir vivre diminuer. Le consommateur devient de plus en plus passif. Il consomme les ready-made jetables qu'on lui fournit et se distingue de l'utilisateur actif, avec son savoir-faire et son savoir-vivre. Les produits diminuent la pénibilité de nos gestes mais en même temps nous rendent dépendants d'eux. La consommation des plats préparés peut par exemple atténuer notre savoir faire culinaire. L'utilisation de produits jetables nous dispense de bricoler nos objets. Le consommateur assujetti à la publicité se trouve incité à acheter au-delà de ses besoins, pour des raison sociales de prestige et de reconnaissance, d'imitation et de concurrence et nullement en vue de réaliser des projets propres.
Cependant, nous assistons à différentes tentatives destinées à réinjecter de la participation dans le design. La participation apparaît comme un remède à la spécialisation industrielle. Elle vise à redonner un rôle équivalent à chaque acteur de la hiérarchie, pour le bien de l'individu comme de la société. Il s'agit d'assouplir les prises de décisions unilatérales des élus sur le plan politique et des experts au niveau industriel. La participation devient une articulation nécessaire pour corriger la rigidité des systèmes parlementaire et expert. Elle ré-humanise la société et en quelque sorte prévient les crises. Elle rend plus supportable le système sans toujours d'ailleurs influer significativement dessus. Le co-design, par exemple, associe les usagers à la conception. Le design thinking utilise des experts transversaux autant que des usagers. Le toyotisme intègre également l'initiative des ouvriers. Nous sortons du modèle de l'architecte autoritaire pour une conception plus collaborative. Il ne s'agit plus simplement de répondre à un cahier des charges issu de l'expertise mais d'impliquer différents acteurs dans les phases de création, ce qui introduit plus de jeu, de flou, de procédures tactiques et résiste à la planification et l'évaluation chiffrée. Les ressources humaines ont réintroduit l'initiative personnelle dans l'organisation. La chaîne de responsabilité est mieux partagée et plus diffuse. Contre l'automatisation, on autorise une certaine indétermination. Selon G. Simondon, cette dernière est essentielle à la personnalisation des outils. Le développement des ressources humaines est donc une nécessité éthique mais aussi technique. Car, il ne s'agit plus seulement d'inonder un marché de produits en un temps record et dans des conditions d'urgence, mais de développer l'innovation compétitive, c'est-à-dire l'invention continue, laquelle réclame plus d'idées que ne pourrait en avoir un seul auteur. Au niveau de la consommation, on consulte l'avis des usagers de manière plus ou moins quantitative et personnalisée. On offre la possibilités de faire soi-même, du fait maison (DIY). Les services se veulent de plus en plus partagés. On utilise l'interactivité machinique pour créer des interactions humaines. Le design est aujourd'hui attentif au service et envisage de moins en moins la conception sans la collaboration de l'usager. On ne compte plus nécessairement sur la décision unilatérale de l'expert mais sur l'astuce trouvée par l'homme ordinaire.


II. Qu'est-ce que la participation ?

Les systèmes technocratique et démocratique reposent sur des représentants, des élus et des experts, qui se substituent trop souvent à la société civile. La participation, d'un point de vue politique, est alors une réaction à l'autoritarisme étatique ou industriel. Si la participation est à première vue d'origine libertaire (démocratie directe et autogestion anarchiste comme dans les années trente en Espagne ou soixante dix en France), il existe aussi des versions populistes (associations d'extrême droite, actions sociales sur le terrain des fondamentalistes religieux). La participation est l'arme des minorités et parfois des extrêmes dont le contenu peut être antidémocratique. La participation est en somme l'outil de l'opposition. Mais il y a aussi un mode capitaliste-libéral de la participation qui vise à assouplir les décisions et à rendre le système plus supportable. La participation est alors utilisée par la majorité pour compléter le dispositif coercitif étatique et marchand en incitant les participants à collaborer à ses objectifs. La consultation des citoyens est alors très modeste et consiste en campagnes de publicité impliquant le consommateur (jeux, sondages), de communication et de marketing déguisées en dispositifs de concertation. C'est une façon habile d'arracher le consentement en donnant l'impression d'avoir voulu ce qui nous est imposé. Ceci est d'autant plus aisé que les citoyens peinent à définir des désirs qui leur soient vraiment propres. Le ressort psychologique utilisé par la récupération de la participation tient au fait que l'on adhère plus volontiers aux actions auxquelles on est invité à participer. Pourtant les citoyens ne sont pas dupes. Ils se plaignent que la partie soit jouée et perdue d'avance. L'adhésion n'est donc pas complète. Mais l'entreprise démagogique de la fausse participation n'est pas destinée uniquement aux usagers. Elle contribue à défendre l'image de marque des constructeurs dans des médias où la parole des usagers est rare.
La démarche participative réelle est en réalité complexe, polémique, difficile, indéfinie, indéterminée, floue, mobile, fluctuante et même inquiétante. Notre culture a traditionnellement horreur de l'improvisation, qu'elle domine par le plan, la prévision scientifique, la décision éclairée par avance et imposée à une foule supposée ignorante. Notre culture repose donc sur le paradoxe de l'incompatibilité entre le fonctionnement technocratique et nos aspirations démocratiques. C'est que la participation, comme l'improvisation, repose sur la liberté et non simplement le bonheur. Or, on peut tenter d'évaluer le bonheur de manière scientifique, en terme de confort, d'ergonomie, d'énergie, de santé et de développement. Mais la liberté échappe à ce genre de définition. Elle est d'existence et non d'essence. Elle n'a en elle-même pas d'autre objectif que le processus même de participation, ce qui est d'autant plus vrai qu'à terme les objectifs des experts l'emportent généralement sur ceux des citoyens. Le gain véritable de la participation est le processus d'apprentissage de la liberté et de l'autonomie par les usagers (on le voit lorsque nos projets sont développés par les habitants après notre départ), bien que cela puisse aboutir à une politique de la résignation nous rendant moins exigeants sur les revendications opposées aux plans des décideurs. La participation permet surtout l'écoute, la collecte et la restitution de la parole des habitants. Cet objectif départage la fausse de la vraie participation. Encourager l'expression, c'est libérer le désir, le construire autant que l'affirmer.

III. Comment évaluer la participation ?

La valeur dominante actuellement est économique et nous paraît mal appropriée pour évaluer correctement la participation. Les critères en cours sont l'efficacité technique, la rentabilité et la communication. Or ces critères ne correspondent pas nécessairement à la vie réelle et peuvent contenir une dose de nihilisme, puisqu'ils réfèrent à des valeurs transcendantes, sans intérêt bien démontré pour la vie. L'évaluation de la participation peut alors s'appuyer sur la distinction entre la valeur d'usage et de la valeur d'échange telle qu'elle est conçue par Aristote ou Marx. Il y a une participation servant l'usage et le bien réel de la société et une autre au service de l'échange uniquement qui ne contribue pas toujours à l'émancipation des citoyens. Aussi, la valeur qui permet d'évaluer justement la participation est éthique et non économique. Ce qui compte est la justice et le bonheur pour les participants plus que le profit engendré par la participation pour les hommes d'affaire ou les hommes politiques. Nous reconnaissons que la création de richesse n'est pas nécessairement incompatible avec l'éthique. Mais il apparaît que parfois la dimension économique s'oppose aux vertus sociales autant qu'environnementales. La norme éthique que nous défendons correspond à la puissance réelle, à la valeur et la qualité de la vie, à la santé au sens global du déploiement libre de l'être des choses. Il faut assurer un bien réel et émancipateur d'un point de vue individuel et social. Nous n'opposons donc pas le devoir au bien-être mais redéfinissons le bien être en fonction de ce que nous apprend le devoir.
Il faudrait cesser de séparer le monde entre d'un côté ceux qui sont supposé savoir ce qui est bon pour les autres et ceux qui ne sauraient pas où se trouve leur intérêt.  Il n'y a qu'un monde de citoyens potentiellement créatifs qui désirent faire un usage réel de leur liberté. L'erreur est de supposer que sont désintéressés les experts travaillant pour l'intérêt général et de ne pas voir à quel point ils œuvrent en fait le plus naturellement du monde pour leur propre privilège (il serait plus réaliste de réduire leur pouvoir que de tenter d'augmenter leur moralité). C'est pourquoi le processus importe plus que le résultat attendu par les experts. On ne peut comparer ce processus avec un modèle idéal, puisqu'il est complexe et en devenir. Tout résultat a priori est partiel et intéressé. Mais un résultat dans le participatif se définit à mesure que l'on participe. Moyens et fins se trouvent quasiment confondus. Ce qui se passe trop souvent, c'est l'écrasement de l'épanouissement social par des objectifs techniques et économiques.  Ces derniers effacent tout ce que les habitants pourraient apprendre dans le processus participatif. La technocratie n'empêche pas seulement l'épanouissement des citoyens, elle interdit la construction même du désir de s'épanouir en organisant la stérilité des échanges sociaux.


Conclusion

Nous avons vu que le monde industriel tente aujourd'hui de réintroduire la participation exclue en principe. L'indignation des citoyens face aux pratiques politiques et industrielles, les valeurs démocratiques, les nouvelles visions du management et de l'innovation, la quête de la paix sociale motivent la foi en la vertu participative. Néanmoins, tout oppose la vision autoritaire des techno-démocraties à une démocratie conviviale. La contradiction n'est pas résolue ou surmontée, elle est gérée au grès des crises. Les experts acceptant la participation n'abandonnent pas pour autant leur autorité et en retour les participants sont conscients du déficit de participation. Il faudrait donc imaginer une collaboration serrée entre les citoyens, les citoyens experts, les médiateurs experts (artistes, sociologues, militants) et les experts concepteurs. Mais cela suppose une révision profonde de la division sociale. La participation doit restructurer le champ social et non assurer la survie d'un système en assouplissant les chaînes qui étouffent les initiatives. La théorie de la participation réelle reste donc à consolider.

Raphaël Edelman, Lisaa, Nantes 2012





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