lundi 10 septembre 2012

Progrès, valeur, temps


             I. Progrès


            A travers les idées d’évolution, de progrès, de croissance ou de développement, le devenir est perçu comme amélioration. On peut attribuer aux philosophes des Lumières (Bacon, Descartes, Malebranche, Abbé de St Pierre) la naissance d'une conception du temps qui dominera l'ère industrielle. Elle rompt avec les conceptions statiques du monde centrées sur la préservation des valeurs traditionnelles. Les anciens, s'ils visaient l'amélioration d'eux-mêmes, de leur vertu, de leur savoir, à titre personnel, ne remettaient pas profondément en cause l'ordre établi. Chaque individu devait plutôt travailler à se rendre conforme aux coutumes. La modernité, au contraire, a pour objectif le perfectionnement d'un héritage culturel considéré comme inachevé. Cela concerne aussi bien l'évolution des mœurs que celle du cadre technique de vie.
            La théorie du progrès, considérée indépendamment de son contenu, connecte les catégories du passé et du futur à celles du mal et du bien. Le progrès, d'un point de vue formel, suppose donc que l'on replie ainsi les catégories les unes sur les autres. Le bien devient l'après et n'a plus d'autre contenu. Dès lors, n'importe quel contenu peut être subsumé sous cet objectif formel et être tenu pour indiscutable. Il suffira qu'on refuse telle ou telle innovation pour être perçu comme hostile au progrès. La diminution des droits sociaux, l'apparition du livre électronique, l'installation de bornes biométriques, tout cela doit être vu comme bon car nouveau et adapté au temps. On comprend ce qu'a d'insuffisant et de simpliste  une telle apologie systématique du progrès. Elle ne considère pas le détail du contenu et le fait que certaines choses doivent être améliorées quand d'autres doivent être conservées.
            Les termes de "bien" et de "mal", de "bons" et de "mauvais" s'appliquent d'habitude à des objets ou des actes. On parle d'un bon couteau ou d'une bonne action. Comment appliquer ces catégories à des abstractions, comme l'avant ou l'après, ou encore l'être et le néant ? Quel sens cela a-t-il de dire que l'être est bon et le néant mauvais, ou que le passé est moins bien que l'avenir ? Cela signifie-t-il que le passé a moins de réalité que l'avenir et donc est inférieur à lui ? Un examen attentif montre que c'est plutôt le contraire, dans la mesure où ce qui a eu lieu a bien eu lieu, alors que ce qui peut arriver est seulement possible. Tel président de la république, par exemple, à bien été élu par le passé, mais celui qui viendra reste encore inconnu. Pour que le possible soit considéré comme préférable au réalisé, en dépit de sa moindre réalité, il faut le concevoir comme une possibilité d'améliorer ce qui a été. Dans ce cas, le progrès devra consister dans le dépassement du passé et l'être sera considéré comme ayant la propriété de se développer dans le temps. Le vide des possibilités à venir deviendra le moyen d'apporter un supplément d'être. Ainsi, le monde actuel serait toujours en même temps en puissance et tendrait à s'actualiser davantage à la manière dont l'enfant travail à devenir homme. Notre société serait comme un organisme qui deviendrait plus robuste et plus cohérent avec le temps. Cette manière de voir a de quoi inquiéter par sa dimension sacrificielle. Les souffrances présentes, la misère et les maladies, se trouvent alors justifiées comme autant de maux nécessaires sur le chemin d'un lendemain radieux.
            Il faut admettre que l'idée de progrès à de quoi séduire. On ne saurait être contre le progrès dès lors qu'il signifie simplement amélioration. Qui voudrait que les choses se détériorent ? L'idéologie du progrès semble emprunter à l'attitude naturelle de l'homme au temps, en tant qu'il redoute la maladie et la mort, et cherche les biens et les honneurs. Seulement, la forme du progrès reste vide tant qu'on ignore comment la réaliser. Dès que l'on donne un contenu à la forme du progrès, on voit que les fins recherchées et les moyens requis diffèrent d'un homme à l'autre. Comment dans ce cas déterminer un objectif commun impartial ? Chacun n'a-t-il pas une vision tout à fait particulière de ce qu'est le progrès ? Est-ce devenir plus riche, plus juste, plus sévère ou plus libéral, posséder davantage de technologie ou entretenir un rapport plus proche avec la nature, consommer plus ou mieux ? La manière dont on parle du progrès aujourd'hui est partielle. On insiste le plus souvent sur sa dimension technique et économique, sans aborder franchement les questions d'un progrès moral et écologique de justice et de tempérance.
            Dans la pratique, nous voyons apparaître des conflits liés à des perceptions divergentes du progrès. Certains estiment être les acteurs du progrès, quand d’autres sentent qu'ils n'en sont que les simples spectateurs, voire les victimes. Les premiers pensent œuvrer pour l’amélioration de la société. Les seconds assistent au contraire à la destruction de leurs habitudes et de leur cadre de vie. Cette répartition, qui séparait déjà conquérants et conquis, se retrouve parfois au cœur des politiques urbaines, technologiques, éducatives, etc. décidées par les uns, subies par les autres. La restructuration d'un quartier, avec la destruction d'un immeuble, par exemple, voulue par les pouvoirs publics, peut être mal acceptée par la population. Plus précisément, bien que schématiquement, on perçoit, lorsqu'on impose de telles transformations aux habitants, d'abord des acteurs satisfaits du progrès, qui sont les moteurs du système (l'administration), suivis de spectateurs satisfaits qui se réjouissent de l'initiative (par exemple, des riverains heureux de voir un environnement plus "propre"). Nous trouvons en face d'eux des spectateurs insatisfaits, qui subissent les transformations (les habitants forcés de se reloger), auxquels peuvent s'ajouter les acteurs insatisfaits qui militent contre la majorité au pouvoir (les associations de riverains). Par conséquent, si tout le monde s'accorde à travailler à l'amélioration du monde, on voit bien que les contenus de cette amélioration diffèrent au sein de la société. C'est pour cette raison que nous disons que formellement on ne peut refuser le progrès, mais qu'il n'a de sens que dans son contenu, lequel ne peut faire l'objet d'un consensus.
            Lors des projets liés à la restructuration urbaine, nous devons, en tant qu'association d'urbanisme participatif, aider les habitants à supporter la transition, à accepter le passage des choses et la venue de la nouveauté. Comme certains sont insatisfaits et ne voient pas le progrès que représentent certaines décisions, ils le subissent. Nous leur permettons alors de devenir acteurs en organisant des dispositif participatifs (ateliers, activités, rencontres, événements etc.). Les insatisfaits d'hier sont ainsi censés devenir des acteurs satisfaits. Mais cela ne revient-il pas à rendre les habitants acteurs d'un changement qu'ils n'ont pas initié, à transformer une démarche d'implication en une entreprise déguisée de fabrique du consentement ? Effectivement, la participation peut être utilisée pour amener les insatisfaits à accepter les réformes publiques en en devenant les acteurs. C'est une manière de récupérer les mécontents avant qu'ils ne manifestent leur désapprobation. C'est ce que les associations d'urbanisme participatif, comme la nôtre, offrent, plus ou moins malgré elles, au pouvoir public. Nous devons alors nous demander dans quelle mesure nous pouvons nous faire les auxiliaires du pouvoir. Nous répondrons que c'est acceptable dans la mesure où nous frayons en même temps un passage pour la participation réelle des citoyens. On peut espérer faire en sorte que la satisfaction ne soit pas uniquement liée à un changement de perception mais aussi à la réalisation des volontés initiales. Par exemple, si des riverains désirent au départ un espace enclavé et que la ville veut un espace ouvert, il ne suffit pas de faire changer d'avis les riverains, mais il faut parvenir à infléchir le projet de la ville. Il faut donc faire évoluer la situation à travers des compromis et une compréhension réciproque du pouvoir et des citoyens. Ceux-ci peuvent être amenés à mieux comprendre les enjeux et les intérêts de la ville à long terme. Quant au pouvoirs publics, il peuvent entendre et réaliser les aspirations citoyennes que les experts ont ignorées au départ dans leur plan. Mais il faut bien admettre que, dans les faits, le rapport de force est inégal et la participation ne parvient pas à infléchir en profondeur les plans conçus en amont. Cependant, l'expérience de la participation permet une organisation sur le terrain, avec le développement d'une culture de l'entraide, entre les mails de grands projets trop souvent générateurs d'individualisme et d'isolement.


II. Valeurs

Avec la disparition programmée du passé et une tendance générale à l'innovation, une inadéquation apparaît entre les temporalités institutionnelles et citoyennes. Les habitants peuvent ne pas apprécier que l'on bouscule leurs habitudes ou au contraire se plaindre de l'immobilisme des pouvoirs publics. Au centre de cette création de temporalités concurrentes se trouvent différents modes d'évaluation. Chaque partie désire bien faire évoluer la situation. Seulement, l'évaluation de cette situation est différente selon chacun. Si bien qu'une évolution pour certains représente une involution pour d'autres. L'amélioration d'un quartier selon les pouvoirs publics peut constituer un changement traumatisant pour les habitants. Inversement, l'organisation d'une résistance alternative sera perçue comme un problème par les pouvoirs et les habitants qui s'identifient à ce pouvoir. L’évaluation des situations est donc différente selon les personnes et les valeurs qui sont les leurs. Les valeur d'un maire, d'un commerçant, d'un ouvrier, d'un étudiant ou d'un retraité ne sont pas les mêmes. Ces valeurs consistent en principes permettant de juger ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui doit être conservé ou réformé. Les valeurs permettent de porter un jugement sur les faits, d'évaluer si les choses s'améliorent ou au contraire se dégradent et enfin motivent les comportements. Ainsi, la perception de la valeur est parfois suivie d'actions pour corriger les dégradations, maintenir les bonnes choses et apporter des améliorations.
La question se pose alors de l'évaluation des valeurs elles-mêmes, avant même de les appliquer aux situations. Si nous réfléchissons non plus sur les faits, mais les valeurs, nous sommes amenés à juger celles-ci. Elles doivent pouvoir faire l’objet d’une analyse critique avant d’être acceptées et ne sauraient être appliquées telles quelles. Seulement, les valeurs sont fort nombreuses : idéologiques (conflits sociaux), techniques (normes de construction), écologiques (comportements industriels), pédagogiques (méthodes d'enseignement), économiques (modèles d'échanges), esthétiques (reconnaissance des critiques) etc. On ne peut qu'être embarrassés à la vue de toutes les valeurs qui dominent nos comportements. Nos jugements de valeur sont innombrables et il est sans doute impossible de tous les examiner. On peut alors s'interroger sur les systèmes de valeur dans lesquels les valeurs particulières s'inscrivent de manière à peu près cohérente (systèmes traditionaliste, religieux, républicain, progressiste, techniciste, nationaliste, cosmopolite, etc.). On peut donc analyser les valeurs fondamentales et communes d'un groupe. Autrement dit, on peut se demander sur quoi reposent les valeurs particulières adoptées par chacun.
On dit parfois que nos sociétés sont moins contraignantes que les sociétés traditionnelles. On devrait plutôt dire que l'évaluation technique s'est substituée au jugement moral ou bien qu'elle en est simplement la traduction. Nous jugeons de notre environnement avec une grille technique (argent, vitesse, efficacité) qui détermine notre perception. Auparavant cette grille pouvait être religieuse (vertu, obéissance, piété, fidélité). Mais cette scission n'est peut-être qu'apparente. C'est toujours à travers une norme technique qu'une valeur se donne. La religion nécessite des églises, des écoles, des bibles et des exercices. Il peut donc y avoir une modification des normes, mais des valeurs profondes peuvent subsister. La valeur du progrès, par exemple, perdure, mais les normes qui l'expriment se modifient. Le passage du jetable au durable et du produit au service, par exemple, est une adaptation du marché pour conserver dans le temps les principes de la société de consommation.
Quel est l'intérêt d'une enquête sur les valeurs principales qui régissent nos évaluations quotidiennes ? En comprenant et en faisant comprendre le fondement des valeurs, on peut modifier l'orientation des actions. Un comportement ne peut réellement changer qu'en tant qu'on en modifie le sens. Il y a tout un tas de choses que nous faisions enfants ou adolescents et que nous ne faisons plus adultes car nous en saisissons autrement le sens. En comprenant que des actions peuvent avoir une autre valeur que celles que nous pensions, nous modifions notre comportement. Par exemple, un homme qui jeune a conduit sa voiture dangereusement en voulant faire preuve de virilité peut se mettre à conduire plus calmement lorsqu'en vieillissant il privilégie la sécurité. Collectivement, les gestes des habitants évoluent en fonction de leur compréhension du monde. On peut songer à l'influence qu'a la compréhension publique des problèmes environnementaux sur les habitudes de consommation (achat bio, tri des déchets, contrôle énergétique etc.).
Nous sommes tous soumis à de nombreuses expertises. Les autres nous notent, nous évaluent, nous félicitent et nous blâment. Les évaluations se font en fonction de normes multiples (standards architecturaux, agences de notation, évaluations pédagogiques, magazines de mode etc.). Les valeurs sont donc des choses qui se transmettent, s'apprennent, s'imposent, s'utilisent à travers des normes. Les valeurs nous permettent de juger, mais nous dominent en nous enfermant dans un type de jugement. La liberté dans ce cas consiste à pouvoir faire évoluer une valeur donnée, pour réviser notre jugement et nous défaire d'un cadre de référence. Mais ce changement s'achève avec l'adoption d'un nouveau cadre qui peut constituer un nouvel ordre. Nos vies sont tissées de telles métamorphoses des valeurs. Notre manières de nous habiller, nos lectures et nos goûts musicaux sont en constante évolution.
Nous disions qu'il est délicat d'évaluer chaque valeur tant elles sont nombreuses et que nous devons évaluer plutôt les systèmes de valeur. Mais il faut pour cela à nouveau un critère, une nouvelle valeur pour juger des autres. Chaque valeur peut être évaluée par une valeur supérieure pour arriver à une expression abstraite, comme la loi mosaïque ou la déclaration universelle des droits de l'homme.
Nous avons vu que les valeurs particulières permettent normalement d'évaluer l'évolution des faits. Mais une valeur éthique supérieure peut-elle permettre d'évaluer l'évolution des valeurs elles-mêmes ? L'abolition de la peine de mort, comme la légalisation de l'avortement, reposent sur la valeur accordée à la vie interprétée différemment. Ainsi, le respect de la vie ne fournit pas un critère suffisant puisque l'on peut l'interpréter de différentes manières. Il en va de même pour la valeur progrès. Il y a plutôt des rythmes de plus plus en plus lents, qui partent des interprétations conjoncturelles et conduisant à des valeurs fixes et peu nombreuses. Par cette méthode, nous arrivons à des cycles de plus en plus longs : une valeur permet d'évaluer un fait ; cette valeur peut à son tour être évaluée en fonction de son évolution sur un rythme plus long. On peut condamner la mise à mort d'un assassin. Cette condamnation dépend d'une interprétation particulière du respect de la vie. Inversement, une valeur fondamentale, par exemple le Bien, doit permettre de donner sens à de grandes périodes qui contiennent des périodes plus courtes, et ainsi jusqu'à la fugacité du quotidien. Le bien, selon les périodes, fut le respect de l'ordre cosmique, des commandement de Dieu, des lois de la république ou du marché.
Une valeur évolue non pas, comme les faits, uniquement par elle-même, mais en fonction d'une évaluation de la valeur. Une maison peut tomber en ruine d'elle-même, mais une coutume ne sera pas remise en cause sans susciter de nombreux débats. L'abolition de la peine de mort est certes liée à une évolution de la société mais elle découle surtout d'une décision. Mais, bien que la réévaluation dépende d'une décision, elle est en même temps liée à une situation. Autrement dit, l'événement peut déclencher la réévaluation en entraînant des décision. La décision de l'Allemagne de modifier son programme nucléaire après l'accident de Fukushima en fournit un exemple. Toutefois l'événement lui-même peut résulter d'une décision. Aujourd'hui, le droit à l'avortement est la norme, grâce aux luttes militantes passées, et ce qui fut immoral auparavant ne l'est plus désormais. Ces luttes militantes furent des événements, comme les révoltes du printemps arabe initiées par le suicide par immolation d'un homme. Les situations entraînent des décisions qui donnent lieu à des actions qui constituent autant d'événement susceptibles d'entrainer d'autre décisions par effet de contagion.
La valeur, qui permet de détecter l'exception, peut-elle donc évoluer grâce à l'exception ? Lorsque la valeur évolue, ce qui faisait exception devient norme et inversement. Ne pas condamner à mort un assassin fut une exception et est devenu la norme. Quand l'exception régénère-t-elle la norme et quand la norme exclue-t-elle l'exception ? La norme crée l'exception mais crée aussi la conformité. L'exception est-elle donc passive. N'a-t-elle aucune influence ? Pas exactement. L'analyse d'une exception (comme un accident nucléaire) suffit à ébranler la norme et à impulser sa remise en cause. Il s'agit d'un rapport de force entre fait et valeur. Pendant un long moment, le pouvoir conserve une durée et maintient un statu quo grâce à son mode d'évaluation. Les incidents nucléaires jusqu'ici n'ont pas remis en cause l'état de fait et la volonté de faire du nucléaire notre principal source d'énergie. Toute révision profonde du système a été vouée à l'échec. Mais un événement décisif, comme un accident nucléaire colossal en France, accoucherait d'une norme nouvelle rendant l'ancienne norme caduque et minoritaire. Un événement historique apparaît dès lors que le fait est porteur d'une norme nouvelle. L'histoire est pleine d'horreurs. Mais celles que nous retenons sont celles qui ont fait chanceler nos valeurs (songeons à la symbolique d'Auschwitz et Hiroshima).


III. Temps

Nous émettons à présent l'hypothèse que les valeurs créent le temps collectif de l'histoire. Elles inscrivent les changements et mouvements physiques dans une logique calendaire qui est jugée s'améliorant ou non en fonction des valeurs. Ainsi, l'évaluation des faits suppose-t-elle une grille de valeur préalable. Créer le temps, c'est maintenir des durées et leurs limites par des contrôles. Un sportif entre à la retraite tôt, car l'âge importe peu. Ce qui importe est la performance qu'il peut ou non atteindre. Lorsque nous distinguons le moyen-age des temps modernes, nous le faisons à partir de valeurs, la date n'étant qu'une quantité neutre. Modernistes et anti-modernistes s'entendent sur cette date à laquelle correspond un renversement de valeur jugé positif ou non selon le camp. La vie de Jésus, la révolution copernicienne ou la révolution française sont des repères, quelque soit l'avis favorable ou non que l'on porte sur eux. Ils le sont en tant que valeurs et non pas uniquement comme faits datables.
Par contre, la loi du temps elle ne change pas. La structure de la temporalité du vécu humain reste la même à la différences des évolutions historiques. Cette loi fut l'objet de la curiosité des moralises antiques, monothéistes, bouddhistes ou laïques, peu importe. L'étude de la temporalité permet d'élaborer une éthique de la liberté qui est en même temps une éthique de la multiplicité. C'est ce que suggère l'expression respecter le rythme de chacun. Au contraire, l'image de la galère, où chaque esclave est astreint à un rythme collectif indifférent aux rythmes individuels, fournit une illustration parfaite de l'aliénation. Les valeurs communes se donnent comme définitives et sont pour cela dangereuses. Elle réduisent la temporalité de chacun à un objectif standard qui peut s'avérer désastreux. Mieux vaut compter sur la somme des évaluations subjectives que de les nier au profit d'une valeur dominante. Nos comportement ne se satisfont pas de lois toutes faites mais réclament la concertation à partir de ces lois. Un crime est puni par un délit dans les textes. Mais de multiples circonstances viennent déformer les principes. La première vertu thérapeutique de la philosophie est de nous guérir de notre croyance en des normes communes cristallisée. La véritable communauté repose paradoxalement sur la multiplicité, car c'est par le multiple que la communauté véritable peut se donner et se réaliser. Autrement dit, ce qui compte ne doit pas être un cadre délivré par les experts et les élus et qui représenterait le progrès. Ce qui compte, c'est la formation de niveaux de temporalités subjectives comprises les unes dans les autres. Le progrès mal compris nie le temps qu'il est censé expliquer. Or la vraie liberté politique et individuelle repose sur le temps lui-même. Il faut que le temps des jeunes, le temps des vieux, celui d'un élu et d'un architecte se rencontrent, au lieu d'entrer en contradiction, si l'on veut une société véritable qui ne soit pas une machine programmée par une minorité.

Raphaël Edelman, Revue Tiroir, Nantes 2013

Crédit photo 
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2011/06/la-ville-socialiste-en-urss.html


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