lundi 10 septembre 2012

Progrès, valeur, temps


             I. Progrès


            A travers les idées d’évolution, de progrès, de croissance ou de développement, le devenir est perçu comme amélioration. On peut attribuer aux philosophes des Lumières (Bacon, Descartes, Malebranche, Abbé de St Pierre) la naissance d'une conception du temps qui dominera l'ère industrielle. Elle rompt avec les conceptions statiques du monde centrées sur la préservation des valeurs traditionnelles. Les anciens, s'ils visaient l'amélioration d'eux-mêmes, de leur vertu, de leur savoir, à titre personnel, ne remettaient pas profondément en cause l'ordre établi. Chaque individu devait plutôt travailler à se rendre conforme aux coutumes. La modernité, au contraire, a pour objectif le perfectionnement d'un héritage culturel considéré comme inachevé. Cela concerne aussi bien l'évolution des mœurs que celle du cadre technique de vie.
            La théorie du progrès, considérée indépendamment de son contenu, connecte les catégories du passé et du futur à celles du mal et du bien. Le progrès, d'un point de vue formel, suppose donc que l'on replie ainsi les catégories les unes sur les autres. Le bien devient l'après et n'a plus d'autre contenu. Dès lors, n'importe quel contenu peut être subsumé sous cet objectif formel et être tenu pour indiscutable. Il suffira qu'on refuse telle ou telle innovation pour être perçu comme hostile au progrès. La diminution des droits sociaux, l'apparition du livre électronique, l'installation de bornes biométriques, tout cela doit être vu comme bon car nouveau et adapté au temps. On comprend ce qu'a d'insuffisant et de simpliste  une telle apologie systématique du progrès. Elle ne considère pas le détail du contenu et le fait que certaines choses doivent être améliorées quand d'autres doivent être conservées.
            Les termes de "bien" et de "mal", de "bons" et de "mauvais" s'appliquent d'habitude à des objets ou des actes. On parle d'un bon couteau ou d'une bonne action. Comment appliquer ces catégories à des abstractions, comme l'avant ou l'après, ou encore l'être et le néant ? Quel sens cela a-t-il de dire que l'être est bon et le néant mauvais, ou que le passé est moins bien que l'avenir ? Cela signifie-t-il que le passé a moins de réalité que l'avenir et donc est inférieur à lui ? Un examen attentif montre que c'est plutôt le contraire, dans la mesure où ce qui a eu lieu a bien eu lieu, alors que ce qui peut arriver est seulement possible. Tel président de la république, par exemple, à bien été élu par le passé, mais celui qui viendra reste encore inconnu. Pour que le possible soit considéré comme préférable au réalisé, en dépit de sa moindre réalité, il faut le concevoir comme une possibilité d'améliorer ce qui a été. Dans ce cas, le progrès devra consister dans le dépassement du passé et l'être sera considéré comme ayant la propriété de se développer dans le temps. Le vide des possibilités à venir deviendra le moyen d'apporter un supplément d'être. Ainsi, le monde actuel serait toujours en même temps en puissance et tendrait à s'actualiser davantage à la manière dont l'enfant travail à devenir homme. Notre société serait comme un organisme qui deviendrait plus robuste et plus cohérent avec le temps. Cette manière de voir a de quoi inquiéter par sa dimension sacrificielle. Les souffrances présentes, la misère et les maladies, se trouvent alors justifiées comme autant de maux nécessaires sur le chemin d'un lendemain radieux.
            Il faut admettre que l'idée de progrès à de quoi séduire. On ne saurait être contre le progrès dès lors qu'il signifie simplement amélioration. Qui voudrait que les choses se détériorent ? L'idéologie du progrès semble emprunter à l'attitude naturelle de l'homme au temps, en tant qu'il redoute la maladie et la mort, et cherche les biens et les honneurs. Seulement, la forme du progrès reste vide tant qu'on ignore comment la réaliser. Dès que l'on donne un contenu à la forme du progrès, on voit que les fins recherchées et les moyens requis diffèrent d'un homme à l'autre. Comment dans ce cas déterminer un objectif commun impartial ? Chacun n'a-t-il pas une vision tout à fait particulière de ce qu'est le progrès ? Est-ce devenir plus riche, plus juste, plus sévère ou plus libéral, posséder davantage de technologie ou entretenir un rapport plus proche avec la nature, consommer plus ou mieux ? La manière dont on parle du progrès aujourd'hui est partielle. On insiste le plus souvent sur sa dimension technique et économique, sans aborder franchement les questions d'un progrès moral et écologique de justice et de tempérance.
            Dans la pratique, nous voyons apparaître des conflits liés à des perceptions divergentes du progrès. Certains estiment être les acteurs du progrès, quand d’autres sentent qu'ils n'en sont que les simples spectateurs, voire les victimes. Les premiers pensent œuvrer pour l’amélioration de la société. Les seconds assistent au contraire à la destruction de leurs habitudes et de leur cadre de vie. Cette répartition, qui séparait déjà conquérants et conquis, se retrouve parfois au cœur des politiques urbaines, technologiques, éducatives, etc. décidées par les uns, subies par les autres. La restructuration d'un quartier, avec la destruction d'un immeuble, par exemple, voulue par les pouvoirs publics, peut être mal acceptée par la population. Plus précisément, bien que schématiquement, on perçoit, lorsqu'on impose de telles transformations aux habitants, d'abord des acteurs satisfaits du progrès, qui sont les moteurs du système (l'administration), suivis de spectateurs satisfaits qui se réjouissent de l'initiative (par exemple, des riverains heureux de voir un environnement plus "propre"). Nous trouvons en face d'eux des spectateurs insatisfaits, qui subissent les transformations (les habitants forcés de se reloger), auxquels peuvent s'ajouter les acteurs insatisfaits qui militent contre la majorité au pouvoir (les associations de riverains). Par conséquent, si tout le monde s'accorde à travailler à l'amélioration du monde, on voit bien que les contenus de cette amélioration diffèrent au sein de la société. C'est pour cette raison que nous disons que formellement on ne peut refuser le progrès, mais qu'il n'a de sens que dans son contenu, lequel ne peut faire l'objet d'un consensus.
            Lors des projets liés à la restructuration urbaine, nous devons, en tant qu'association d'urbanisme participatif, aider les habitants à supporter la transition, à accepter le passage des choses et la venue de la nouveauté. Comme certains sont insatisfaits et ne voient pas le progrès que représentent certaines décisions, ils le subissent. Nous leur permettons alors de devenir acteurs en organisant des dispositif participatifs (ateliers, activités, rencontres, événements etc.). Les insatisfaits d'hier sont ainsi censés devenir des acteurs satisfaits. Mais cela ne revient-il pas à rendre les habitants acteurs d'un changement qu'ils n'ont pas initié, à transformer une démarche d'implication en une entreprise déguisée de fabrique du consentement ? Effectivement, la participation peut être utilisée pour amener les insatisfaits à accepter les réformes publiques en en devenant les acteurs. C'est une manière de récupérer les mécontents avant qu'ils ne manifestent leur désapprobation. C'est ce que les associations d'urbanisme participatif, comme la nôtre, offrent, plus ou moins malgré elles, au pouvoir public. Nous devons alors nous demander dans quelle mesure nous pouvons nous faire les auxiliaires du pouvoir. Nous répondrons que c'est acceptable dans la mesure où nous frayons en même temps un passage pour la participation réelle des citoyens. On peut espérer faire en sorte que la satisfaction ne soit pas uniquement liée à un changement de perception mais aussi à la réalisation des volontés initiales. Par exemple, si des riverains désirent au départ un espace enclavé et que la ville veut un espace ouvert, il ne suffit pas de faire changer d'avis les riverains, mais il faut parvenir à infléchir le projet de la ville. Il faut donc faire évoluer la situation à travers des compromis et une compréhension réciproque du pouvoir et des citoyens. Ceux-ci peuvent être amenés à mieux comprendre les enjeux et les intérêts de la ville à long terme. Quant au pouvoirs publics, il peuvent entendre et réaliser les aspirations citoyennes que les experts ont ignorées au départ dans leur plan. Mais il faut bien admettre que, dans les faits, le rapport de force est inégal et la participation ne parvient pas à infléchir en profondeur les plans conçus en amont. Cependant, l'expérience de la participation permet une organisation sur le terrain, avec le développement d'une culture de l'entraide, entre les mails de grands projets trop souvent générateurs d'individualisme et d'isolement.


II. Valeurs

Avec la disparition programmée du passé et une tendance générale à l'innovation, une inadéquation apparaît entre les temporalités institutionnelles et citoyennes. Les habitants peuvent ne pas apprécier que l'on bouscule leurs habitudes ou au contraire se plaindre de l'immobilisme des pouvoirs publics. Au centre de cette création de temporalités concurrentes se trouvent différents modes d'évaluation. Chaque partie désire bien faire évoluer la situation. Seulement, l'évaluation de cette situation est différente selon chacun. Si bien qu'une évolution pour certains représente une involution pour d'autres. L'amélioration d'un quartier selon les pouvoirs publics peut constituer un changement traumatisant pour les habitants. Inversement, l'organisation d'une résistance alternative sera perçue comme un problème par les pouvoirs et les habitants qui s'identifient à ce pouvoir. L’évaluation des situations est donc différente selon les personnes et les valeurs qui sont les leurs. Les valeur d'un maire, d'un commerçant, d'un ouvrier, d'un étudiant ou d'un retraité ne sont pas les mêmes. Ces valeurs consistent en principes permettant de juger ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui doit être conservé ou réformé. Les valeurs permettent de porter un jugement sur les faits, d'évaluer si les choses s'améliorent ou au contraire se dégradent et enfin motivent les comportements. Ainsi, la perception de la valeur est parfois suivie d'actions pour corriger les dégradations, maintenir les bonnes choses et apporter des améliorations.
La question se pose alors de l'évaluation des valeurs elles-mêmes, avant même de les appliquer aux situations. Si nous réfléchissons non plus sur les faits, mais les valeurs, nous sommes amenés à juger celles-ci. Elles doivent pouvoir faire l’objet d’une analyse critique avant d’être acceptées et ne sauraient être appliquées telles quelles. Seulement, les valeurs sont fort nombreuses : idéologiques (conflits sociaux), techniques (normes de construction), écologiques (comportements industriels), pédagogiques (méthodes d'enseignement), économiques (modèles d'échanges), esthétiques (reconnaissance des critiques) etc. On ne peut qu'être embarrassés à la vue de toutes les valeurs qui dominent nos comportements. Nos jugements de valeur sont innombrables et il est sans doute impossible de tous les examiner. On peut alors s'interroger sur les systèmes de valeur dans lesquels les valeurs particulières s'inscrivent de manière à peu près cohérente (systèmes traditionaliste, religieux, républicain, progressiste, techniciste, nationaliste, cosmopolite, etc.). On peut donc analyser les valeurs fondamentales et communes d'un groupe. Autrement dit, on peut se demander sur quoi reposent les valeurs particulières adoptées par chacun.
On dit parfois que nos sociétés sont moins contraignantes que les sociétés traditionnelles. On devrait plutôt dire que l'évaluation technique s'est substituée au jugement moral ou bien qu'elle en est simplement la traduction. Nous jugeons de notre environnement avec une grille technique (argent, vitesse, efficacité) qui détermine notre perception. Auparavant cette grille pouvait être religieuse (vertu, obéissance, piété, fidélité). Mais cette scission n'est peut-être qu'apparente. C'est toujours à travers une norme technique qu'une valeur se donne. La religion nécessite des églises, des écoles, des bibles et des exercices. Il peut donc y avoir une modification des normes, mais des valeurs profondes peuvent subsister. La valeur du progrès, par exemple, perdure, mais les normes qui l'expriment se modifient. Le passage du jetable au durable et du produit au service, par exemple, est une adaptation du marché pour conserver dans le temps les principes de la société de consommation.
Quel est l'intérêt d'une enquête sur les valeurs principales qui régissent nos évaluations quotidiennes ? En comprenant et en faisant comprendre le fondement des valeurs, on peut modifier l'orientation des actions. Un comportement ne peut réellement changer qu'en tant qu'on en modifie le sens. Il y a tout un tas de choses que nous faisions enfants ou adolescents et que nous ne faisons plus adultes car nous en saisissons autrement le sens. En comprenant que des actions peuvent avoir une autre valeur que celles que nous pensions, nous modifions notre comportement. Par exemple, un homme qui jeune a conduit sa voiture dangereusement en voulant faire preuve de virilité peut se mettre à conduire plus calmement lorsqu'en vieillissant il privilégie la sécurité. Collectivement, les gestes des habitants évoluent en fonction de leur compréhension du monde. On peut songer à l'influence qu'a la compréhension publique des problèmes environnementaux sur les habitudes de consommation (achat bio, tri des déchets, contrôle énergétique etc.).
Nous sommes tous soumis à de nombreuses expertises. Les autres nous notent, nous évaluent, nous félicitent et nous blâment. Les évaluations se font en fonction de normes multiples (standards architecturaux, agences de notation, évaluations pédagogiques, magazines de mode etc.). Les valeurs sont donc des choses qui se transmettent, s'apprennent, s'imposent, s'utilisent à travers des normes. Les valeurs nous permettent de juger, mais nous dominent en nous enfermant dans un type de jugement. La liberté dans ce cas consiste à pouvoir faire évoluer une valeur donnée, pour réviser notre jugement et nous défaire d'un cadre de référence. Mais ce changement s'achève avec l'adoption d'un nouveau cadre qui peut constituer un nouvel ordre. Nos vies sont tissées de telles métamorphoses des valeurs. Notre manières de nous habiller, nos lectures et nos goûts musicaux sont en constante évolution.
Nous disions qu'il est délicat d'évaluer chaque valeur tant elles sont nombreuses et que nous devons évaluer plutôt les systèmes de valeur. Mais il faut pour cela à nouveau un critère, une nouvelle valeur pour juger des autres. Chaque valeur peut être évaluée par une valeur supérieure pour arriver à une expression abstraite, comme la loi mosaïque ou la déclaration universelle des droits de l'homme.
Nous avons vu que les valeurs particulières permettent normalement d'évaluer l'évolution des faits. Mais une valeur éthique supérieure peut-elle permettre d'évaluer l'évolution des valeurs elles-mêmes ? L'abolition de la peine de mort, comme la légalisation de l'avortement, reposent sur la valeur accordée à la vie interprétée différemment. Ainsi, le respect de la vie ne fournit pas un critère suffisant puisque l'on peut l'interpréter de différentes manières. Il en va de même pour la valeur progrès. Il y a plutôt des rythmes de plus plus en plus lents, qui partent des interprétations conjoncturelles et conduisant à des valeurs fixes et peu nombreuses. Par cette méthode, nous arrivons à des cycles de plus en plus longs : une valeur permet d'évaluer un fait ; cette valeur peut à son tour être évaluée en fonction de son évolution sur un rythme plus long. On peut condamner la mise à mort d'un assassin. Cette condamnation dépend d'une interprétation particulière du respect de la vie. Inversement, une valeur fondamentale, par exemple le Bien, doit permettre de donner sens à de grandes périodes qui contiennent des périodes plus courtes, et ainsi jusqu'à la fugacité du quotidien. Le bien, selon les périodes, fut le respect de l'ordre cosmique, des commandement de Dieu, des lois de la république ou du marché.
Une valeur évolue non pas, comme les faits, uniquement par elle-même, mais en fonction d'une évaluation de la valeur. Une maison peut tomber en ruine d'elle-même, mais une coutume ne sera pas remise en cause sans susciter de nombreux débats. L'abolition de la peine de mort est certes liée à une évolution de la société mais elle découle surtout d'une décision. Mais, bien que la réévaluation dépende d'une décision, elle est en même temps liée à une situation. Autrement dit, l'événement peut déclencher la réévaluation en entraînant des décision. La décision de l'Allemagne de modifier son programme nucléaire après l'accident de Fukushima en fournit un exemple. Toutefois l'événement lui-même peut résulter d'une décision. Aujourd'hui, le droit à l'avortement est la norme, grâce aux luttes militantes passées, et ce qui fut immoral auparavant ne l'est plus désormais. Ces luttes militantes furent des événements, comme les révoltes du printemps arabe initiées par le suicide par immolation d'un homme. Les situations entraînent des décisions qui donnent lieu à des actions qui constituent autant d'événement susceptibles d'entrainer d'autre décisions par effet de contagion.
La valeur, qui permet de détecter l'exception, peut-elle donc évoluer grâce à l'exception ? Lorsque la valeur évolue, ce qui faisait exception devient norme et inversement. Ne pas condamner à mort un assassin fut une exception et est devenu la norme. Quand l'exception régénère-t-elle la norme et quand la norme exclue-t-elle l'exception ? La norme crée l'exception mais crée aussi la conformité. L'exception est-elle donc passive. N'a-t-elle aucune influence ? Pas exactement. L'analyse d'une exception (comme un accident nucléaire) suffit à ébranler la norme et à impulser sa remise en cause. Il s'agit d'un rapport de force entre fait et valeur. Pendant un long moment, le pouvoir conserve une durée et maintient un statu quo grâce à son mode d'évaluation. Les incidents nucléaires jusqu'ici n'ont pas remis en cause l'état de fait et la volonté de faire du nucléaire notre principal source d'énergie. Toute révision profonde du système a été vouée à l'échec. Mais un événement décisif, comme un accident nucléaire colossal en France, accoucherait d'une norme nouvelle rendant l'ancienne norme caduque et minoritaire. Un événement historique apparaît dès lors que le fait est porteur d'une norme nouvelle. L'histoire est pleine d'horreurs. Mais celles que nous retenons sont celles qui ont fait chanceler nos valeurs (songeons à la symbolique d'Auschwitz et Hiroshima).


III. Temps

Nous émettons à présent l'hypothèse que les valeurs créent le temps collectif de l'histoire. Elles inscrivent les changements et mouvements physiques dans une logique calendaire qui est jugée s'améliorant ou non en fonction des valeurs. Ainsi, l'évaluation des faits suppose-t-elle une grille de valeur préalable. Créer le temps, c'est maintenir des durées et leurs limites par des contrôles. Un sportif entre à la retraite tôt, car l'âge importe peu. Ce qui importe est la performance qu'il peut ou non atteindre. Lorsque nous distinguons le moyen-age des temps modernes, nous le faisons à partir de valeurs, la date n'étant qu'une quantité neutre. Modernistes et anti-modernistes s'entendent sur cette date à laquelle correspond un renversement de valeur jugé positif ou non selon le camp. La vie de Jésus, la révolution copernicienne ou la révolution française sont des repères, quelque soit l'avis favorable ou non que l'on porte sur eux. Ils le sont en tant que valeurs et non pas uniquement comme faits datables.
Par contre, la loi du temps elle ne change pas. La structure de la temporalité du vécu humain reste la même à la différences des évolutions historiques. Cette loi fut l'objet de la curiosité des moralises antiques, monothéistes, bouddhistes ou laïques, peu importe. L'étude de la temporalité permet d'élaborer une éthique de la liberté qui est en même temps une éthique de la multiplicité. C'est ce que suggère l'expression respecter le rythme de chacun. Au contraire, l'image de la galère, où chaque esclave est astreint à un rythme collectif indifférent aux rythmes individuels, fournit une illustration parfaite de l'aliénation. Les valeurs communes se donnent comme définitives et sont pour cela dangereuses. Elle réduisent la temporalité de chacun à un objectif standard qui peut s'avérer désastreux. Mieux vaut compter sur la somme des évaluations subjectives que de les nier au profit d'une valeur dominante. Nos comportement ne se satisfont pas de lois toutes faites mais réclament la concertation à partir de ces lois. Un crime est puni par un délit dans les textes. Mais de multiples circonstances viennent déformer les principes. La première vertu thérapeutique de la philosophie est de nous guérir de notre croyance en des normes communes cristallisée. La véritable communauté repose paradoxalement sur la multiplicité, car c'est par le multiple que la communauté véritable peut se donner et se réaliser. Autrement dit, ce qui compte ne doit pas être un cadre délivré par les experts et les élus et qui représenterait le progrès. Ce qui compte, c'est la formation de niveaux de temporalités subjectives comprises les unes dans les autres. Le progrès mal compris nie le temps qu'il est censé expliquer. Or la vraie liberté politique et individuelle repose sur le temps lui-même. Il faut que le temps des jeunes, le temps des vieux, celui d'un élu et d'un architecte se rencontrent, au lieu d'entrer en contradiction, si l'on veut une société véritable qui ne soit pas une machine programmée par une minorité.

Raphaël Edelman, Revue Tiroir, Nantes 2013

Crédit photo 
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2011/06/la-ville-socialiste-en-urss.html


ABRÉGÉ DE PHILOSOPHIE POUR LE DESIGN




SOMMAIRE


     Introduction
  1. Pourquoi utiliser la philo en design
  2. Comment utiliser la philo en design

  1. Ethique
  1. Principes
  2. Liberté
  3. Société

  1. Esthétique
A. Arts
  1. Nature & artifice
  2. Imitation & expression
  3. Beauté & nouveauté
  4. Travail
B. Expérience
  1. Perception
  2. Forme & matière
  3. Temps & espace

  1. Epistémologie
A. Langage
  1. Pensées
  2. Choses
B. Vérité
  1. Croyances
  2. Méthodes

Notes


            INTRODUCTION



            1) Pourquoi utiliser la philosophie en design ?

            Les dispositifs techniques peuvent être comparés à des textes de lois, en tant qu'ils encadrent durablement la vie quotidienne. La construction d'une autoroute, la création d'un réseau de communication, etc. nécessitent donc une réflexion préalable approfondie sur leurs conséquences (Andrew Feenberg, Repenser la technique). A cet effet, par rapports aux arts appliqués, dont l'approche reste traditionnellement centrée sur l'objet, la philosophie détient le statut de science humaine et se donne pour tâche d'humaniser les dispositifs techniques. Elle est une science humaine, non pas exactement en tant que savoir sur l'homme, mais surtout par et pour l'homme.
            Les activités techniques sont par essence spécialisées. Il y a des experts en informatique, en économie, en médecine, etc., et dans chaque discipline on trouve encore de multiples spécialités (anesthésiste, kinésithérapeute, podologue, pédiatre, psychiatre etc. ). Il résulte de cette l'hyper-spécialisation de la société une perte de sens, de valeur et d'orientation générale. Or, les philosophes sont considérés comme des spécialistes de la généralité (A. Comte). Quant aux designers, ils tendent eux aussi à être des généralistes, puisqu'ils ne soucient pas uniquement de l'apparence de leur produit mais également de leur usage et de leur incidence sur l'environnement et la société. Ils s'efforcent de concevoir leurs ouvrages de manière globale, en tenant compte des conditions de production et de consommation, des facteurs esthétiques, techniques, sociaux, juridiques et économiques. De manière analogue, les philosophes sont appelés à réfléchir sur l'ensemble du monde, sur la société, les sciences, les arts et les techniques.
            La philosophie vise l'élucidation sémantique d'une problématique et propose des axes de recherche clairs sur un plan théorique. Le design lui aboutit à une réponse technique pour certains problèmes concrets, c'est-à-dire à un dispositif précis concernant un aspect local du monde. La problématique du philosophe consiste en  une contradiction conceptuelle qu'il s'agit non pas de résoudre mais d'explorer, tandis que le problème du designer est un obstacle à vaincre par le meilleur des moyens. La clarification philosophique de la problématique permet au designer d'aborder le problème technique de manière globale et inattendue.
            Le design tente aujourd'hui de concilier les approches théoriques et pratiques. Il ne suffit pas seulement d'enseigner extrinsèquement en cours des éléments de philosophie aux designers, mais également d'élaborer ensemble intrinsèquement une réflexion en projet (A. Findeli). Les philosophes sont de plus en plus amenés à collaborer avec les designers. Ces recherches appliquées ne doivent pas se substituer aux recherches fondamentales. Elles doivent les compléter afin d'éviter de cloisonner les vies actives et contemplatives. L'indépendance de la théorie par rapport à la pratique ne signifie pas son indifférence.
            En formulant avec eux les problématiques, le philosophe éclaire les problèmes des designers. La compréhension de l'essentiel évite que les obstacles soient abordés de manière partielle et inutilement sophistiquée. Par exemple, dans le cadre de la mobilité, avant de se demander "comment aller plus vite", il faut s'interroger sur ce que signifie se déplacer. On pourra mieux dissocier l'urgence du trajet et l'esthétique de la flânerie. On pourra réfléchir au sens de l'attente et à nos divers rapports au temps. Se demander encore ce que signifie habiter, travailler, se détendre etc. permet de considérer des orientations nouvelles et d'éviter d'emprunter des chemins sans issues.


            2) Comment utiliser la philosophie en design ?

            Les élèves designers n'ont pas à devenir philosophes mais doivent apprendre à rédiger des fiches philosophiques dans le cadre de leur projet. Par exemple, travailler sur un espace de détente suppose de réfléchir d'abord au brouillon aux notions de détente et de stress en général, de trouver leurs définitions, leurs synonymes et leurs antonymes. Il faut déterminer une problématique opposant une thèse et son contraire. Par exemple, on peut supposer qu'un espace est rendu agréable par la technologie et la présence d'autrui et, inversement, que la technologie et la présence d'autrui détériorent la qualité d'un espace. Il s'agit ni plus ni moins ici d'évaluer les avantages et les inconvénients de la technologie et de la société par rapport à l'espace.
            Au propre, l'introduction commence par un constat qui contextualise la question traitée et pose la problématique. Dans le développement, chaque thèse pourra être développée séparément à l'aide d'arguments et d'exemples. D'un côté, la technique améliore l'information et le confort et autrui permet la conversation et l'entraide. D'un autre côté, la technique peut polluer et compliquer un environnement et autrui peut générer du bruit, des tensions, etc. La conclusion de la fiche doit fournir un bilan rapide et avancer une intention en s'appuyant sur une idée forte (cloisonner ou décloisonner, équiper ou alléger un espace).
            La philosophie joue différents rôles selon les phases d'un projet. En phase de veille et d'observation, elle oriente les recherches concernant l'inspiration et les contraintes. Elle aide à déterminer les problème à résoudre et les problématiques à traiter. En phase d'hypothèse et de conception, elle contribue à qualifier les réponses possibles selon un axe de travail qui peut faire l'objet d'une fiche philosophique. Enfin, en phase d'expérimentation et de définition, elle permet de structurer et de formaliser la communication du projet.
            Pour compléter cette démarche de projet et de philosophie par le design, nous proposons cet abrégé de philosophie pour le design. Il s'agit d'un court recueil d'opinions philosophiques à partir duquel chacun pourra mener sa propre réflexion. Nous aborderons successivement les grandes régions de ce continent : l'éthique (sur les hommes), l'esthétique (sur les choses) et l'épistémologie (sur les idées).



            I. ETHIQUE
           
            La racine du mot est double : éthos et èthos correspondent au latin habitare (habiter) et habitus (habitude), issus de habere (se tenir) (JL Nancy, Création du monde). L'éthique concerne ainsi la manière dont les hommes doivent agir, se tenir et habiter.


            1) Les principes

            Ethique et morale sont souvent employés comme synonymes. Mais on peut établir quelques nuances entre les deux. La morale peut désigner la conviction que l'on a en notre fore intérieur, nos intentions et volontés, nos motivations, nos valeurs et le sens que nous donnons à nos actions. L'éthique se rapporterait davantage au comportement extérieur, à notre manière d'être et d'agir, aux conséquences de nos actes sur l'environnement et autrui, à notre responsabilité vis-à-vis de ce qui nous entoure. On prétend parfois que la morale tend vers l'universalité et doit être la même pour tous, tandis que l'éthique serait relative selon les cultures. Il n'y aurait que des éthiques. Le terme moral, de la même famille que mœurs, est issu du latin. Il possède une connotation religieuse et renvoie à une doctrine, tandis que le terme "éthique", d'origine grecque, a une résonance plus laïque. Il désigne plus souvent la réflexion philosophique critique à l'égard des dogmes.
            On assimile l'attitude morale au désintéressement, qui consiste à agir indépendamment de notre intérêt personnel, pour le bien des autres ou par respect pour des valeurs (1). Donner quand on est pauvre, dans cette perspective, paraît plus moral que lorsqu'on est riche, puisqu'on le fait contre son intérêt, avec abnégation. Le désintéressement repose sur des devoirs, des principes inconditionnels, comme ne pas utiliser autrui comme un moyen ou lui faire ce qu'on ne voudrait pas qu'on nous fasse (Kant). En aucune circonstance, on est autorisé à mentir ou blesser autrui, même en cas de légitime défense (2). Aucun mal n'est nécessaire ni justifié (Hippocrate, droit de l'homme, etc.) (3). A cette conception déontologique de la morale, on oppose une conception utilitariste (Bentham, Mill). Le critère de la morale et de l'éthique sera la poursuite du de l'intérêt et du bonheur individuel et collectif et non l'obéissance inconditionnelle au devoir (4). Dans ce cas, la fin justifie les moyens, en fonction des circonstances, et selon la prudence. L'utilitarisme rejette le rigorisme, l'austérité aveugle, l'esprit de sacrifice et reste attaché à la vie terrestre. 
            Trois principes bioéthiques peuvent aisément nous servir dans le cadre du design (5) : le respect, la justice et la bienfaisance (qui se rapprochent des notions de liberté, d'égalité et de fraternité). D'abord, le respect consiste à ne pas agir contre le consentement d'autrui (ou de son tuteur). Rien ne peut être imposé et l'on ne doit pas manipuler l'opinion ou dissimuler la vérité pour influencer les choix. Celui-ci doit rester libre et éclairé. Ensuite, la justice consiste à traiter chacun de manière égale ou équitable, à ne pas exploiter autrui et à lui fournir des compensations en cas de dommage. Enfin, le principe de bienfaisance consiste à bien peser les risques et les bénéfices d'une décision et à veiller à diminuer les conséquences négatives de nos choix. Il faut toujours se demander à quel prix on se permet d'user de tel ou tel moyen.

            2) La liberté

            Nous existons au milieu des choses et des personnes. Tout ce qui n 'est pas nous peut être considéré comme des obstacles et des contraintes. Notre liberté est limitée par les objets et les individus, par les données naturelles et culturelles. Les contraintes physiques s'exercent à travers la gêne, le malaise, la douleur et la mort. Les contraintes sociales viennent de ce que je dois, de gré ou de force, respecter la liberté et les exigences d'autrui (6). On peut dès lors considérer qu'il n'y a en réalité aucune liberté dans la mesure où nous existons dans le monde. L'illusion de liberté viendrait de notre ignorance des causes qui nous déterminent. Nous croyons prendre des décisions par nous-mêmes parce que nous ne savons pas ce qui nous pousse à choisir telle ou telle chose (Spinoza). Cependant, si nous n'étions pas libres du tout, nous ne serions responsables de rien. N'étant pas les auteurs de nos actes, nous ne serions pas condamnables. Pourtant, nous ne cessons jamais de récompenser et de punir, de louer et de blâmer les autres. Nous jugeons les autres sur les décisions qu'ils prennent. Nous leur reconnaissons donc une responsabilité et la liberté de faire autrement (excepté dans des circonstances exceptionnelles comme la folie). La raison est qu'il n'y a pas seulement chez l'homme une causalité naturelle, qui nous ferait agir comme des automates, mais aussi une causalité libre, c'est-à-dire une capacité à obéir aux règles que nous nous fixons (Kant). "L'obéissance à la loi que l'on s'est prescrite est liberté" écrit Rousseau. On appelle "autonomie morale" cette faculté à résister à nos inclinations. Etre maître de soi, c'est contrôler sa colère, se forcer à se lever, à apprendre, à obéir etc.
            S'il y a une liberté chez l'homme, il faut reconnaître qu'elle peut difficilement s'extérioriser, tant pèsent sur nous les contraintes. Mais nous nous contentons difficilement d'une liberté toute intérieure et cherchons à transformer les obstacles en outils, tout comme l'oiseau utilise l'air pour voler et le marin le vent pour naviguer. Le monde est neutre en lui-même, et ne devient adversaire ou auxiliaire pour nous qu'en fonction de nos désirs (7). Deux attitudes sont alors possibles : le fataliste aura la sagesse de transformer ses désirs plutôt que l'ordre du monde (Descartes). Mais avec une telle philosophie, aucune révolution technique ou sociale n'eut été possible. Le volontariste au contraire cherchera à réaliser ses désirs par n'importe quel moyen. Le risque ici est soit d'échouer et d'être déçu, soit de réussir mais par de mauvais moyens.
           
            3) La société

            Les individus forment une société grâce à des échanges sans lesquels ils ne pourraient survivre. Nous échangeons des choses matérielles, comme de la nourriture ou des biens, et des choses immatérielles, comme des affects et des idées. Les hommes eux-mêmes font l'objet d'échanges, dans le travail, le mariage, etc. Alors que l'échange suppose la réciprocité, l'égoïsme ou le vol sont unilatéraux et moralement répréhensibles. Quant au don, il peut consister à échanger une choses matérielle contre une chose immatérielle, comme la reconnaissance (Mauss, Bataille). Nous sommes parfois capables de sacrifier notre intérêt économique pour pratiquer des sacrifice d'ordre purement symbolique (religion, guerre, faste).
            Les doctrines politiques modernes reposent sur l'échange, soit libre (libéralisme) soit régulé (socialisme). Pour les libéraux, la poursuite de l'intérêt personnel est compatible avec le bien commun (Smith). Pour les socialistes, au contraire, ce lien ne va pas de soi et la redistribution des richesses doit être assurée par un tiers, l'institution ou l'Etat. L'utilisation de l'argent rend d'autant plus nécessaire cette régulation. A la différence des biens matériels, qui possèdent une valeur d'usage lorsqu'on s'en sert et d'échange lorsqu'ils servent au commerce, l'argent n'a qu'une valeur d'échange symbolique et peut être accumulé sans limite. L'argent est d'abord un moyen de faciliter les échanges entre des biens de valeurs différentes, comme une maison comparée à un immense tas de chaussures. Mais l'amour de l'argent pour l'argent (crématistique) peut entraîner la captation égoïste et infinie des richesses au détriment de la société (Marx).
            La politique (de polis, cité) est l'art d'administrer la société en vue du bien commun. Elle porte sur le domaine public mais est esquissée dans la vie privée. On trouve, dans la famille, une économie (les échanges), des règles de vie, des peines et des récompenses, de l'exploitation et des révoltes. Les familles composent des communautés qui à leur tour forment des sociétés et des institutions nationales et internationales. La politique se retrouve donc à des échelles micro et macroscopique de la société. L'Etat est une institution bureaucratique qui administre la société de manière centralisée. Il est une construction rationalisée, à la différences des sociétés traditionnelles régies par le droit coutumier. Pour les étatiste, comme Hegel, l'Etat seul peut garantir la justice entre les citoyens. Pour les anarchistes (Stirner, Proudhon, Bakounine, Nietzsche), l'Etat, qu'il soit démocratique ou tyrannique, est un instrument d'exploitation de la société légitimé par une justice apparente.
            Le droit, tel qu'il s'exerce dans un contexte donné, est appelé légalité. Lorsque ce droit n'est pas moral (par exemple le régime de vichy), on dit que la légalité est illégitime. L'illégalité légitime consistera alors à désobéir au droit en vertu de la morale. La désobéissance civile est une désobéissance affichée et contestataire à la différence de la délinquance qui elle est dissimulée (JB. Thoreau). La légitimité repose sur la justice, couramment comprise comme égalité (Droit de l'homme). Cependant, toute inégalité n'est pas nécessairement injuste. On appelle "équité" une justice qui est proportionnelle au statut de chacun (différence d'impôts entre riches et pauvres, priorité aux invalides, obéissance des enfants, responsabilité des experts, discrimination positive, etc.).



            II. ESTHETIQUE

            Le mot provient du grec Aisthésis, qui signifie sensation, et se rapporte au départ à l'expérience sensible et la perception. Il désigne aujourd'hui la philosophie de l'art. D'une manière générale, l'esthétique traite de notre rapport aux choses en tant qu'elles sont perçues (aisthésis) ou bien en tant qu'elles sont produites (poiesis) par l'art et la technique.


            A. Les Arts (poiesis)

            1) Le naturel et l'artificiel
            Le mot nature vient du latin nascere qui signifie naître et qui est équivalent au grec phuein, croître, qui a donné "physique". De façon générale, le concept de nature désigne l'originaire, le pur, ce qui n'a pas été transformé par l'homme. C'est pourquoi il désigne aussi bien l'ensemble des choses telles qu'elles sont données, le monde dans lequel nous vivons, que l'essence de quelque chose, comme dans "nature humaine". On nomme produit de la nature ce qui apparaît et se maintient de soi, par opposition aux produits de la culture issus du travail de l'artiste, de l'artisan, de l'ouvrier et de l'ingénieur (1).
            La nature désigne également un système cosmique, une conception de l'univers, un paradigme épistémologique. Dans l'antiquité, les grecs envisageaient la nature comme un cosmos fini, un ordre hiérarchisé opposé au chaos. L'homme était au centre de ce système éternel et stable ancré dans un temps cyclique. Mais à la Renaissance, la nature est devenu un univers infini, fait de matière aveugle, inanimée, indifférente à l'homme. L'angoisse suscitée par la conscience d'un monde déserté par les dieux, hostile à l'homme, lequel est en danger sur une planète mobile dans l'univers, appelait le projet de l'aménagement dominateur de la nature abaissée au rang d'un matériau de construction obéissant à des lois mathématiques.
            Au XIX, apparaîtra la pensée écologique qui peu à peu développera une défense de l'environnement contre l'activité des techno-sciences. On distingue une écologie profonde, pour laquelle la nature possède une valeur intrinsèque, indépendante de l'homme. Pour l'écologie environnementale, au contraire, la nature ne possède de valeur qu'en tant qu'elle garantit les conditions de vie de l'humanité. Elle est protégée en vertu de sa valeur pour nous et non en soi.
            Pour notre imaginaire, la nature peut être représentée soit comme une jungle sauvage, soit comme un jardin paradisiaque. L'état de nature, fiction rationnelle imaginée par les philosophes du XVIIe pour réfléchir aux conditions du contrat social, possède un aspect contrasté. Pour Hobbes, l'homme est naturellement un loup pour l'homme et l'Etat doit garantir la paix de façon autoritaire. Pour Rousseau, au contraire, l'homme est naturellement bon et est corrompu par la culture.
            Le mythe de Prométhée, tel que le développe Platon dans son Protagoras, permet de comprendre le sens de l'apparition de la technique dans la nature. Lors de la création de l'univers, Zeus confie à Prométhée (signifiant "pré-voyant", "sachant avant") le soin de distribuer aux animaux divers attributs pour survivre dans les différents milieux terrestres (fourrure, ailes, nageoires, crocs, etc.). Mais ce dernier laissa son frère Epiméthée (signifiant "in-souciant", "sachant après") œuvrer à sa place. Comme il ne sut pas être économe et distribuer équitablement ces attributs, il resta des créatures nues, les hommes, condamnés à disparaître. Pour réparer cette erreur, Prométhée fauta en dérobant à Ephaistos (Vulcain) le feu de la technique pour que les hommes puissent bâtir eux-mêmes ce qui leur manque (vêtements, armes, maisons, etc.). La technique est donc la marque de notre impuissance naturelle et de nos pouvoirs surnaturels, lesquelles doivent être tempérés, recommande Platon, par une sagesse tout aussi exceptionnelle.
            Ce mythe souligne le statut paradoxal de l'homme. P. Sloterdijk, dans La domestication de l'être,  a rappelé récemment une théorie moderne comparable mais sur un plan scientifique, la néoténie. Les hommes, par un accident de l'évolution et leur façon de se nourrir, auraient vu la taille de leur crâne augmenter à mesure qu'ils gagnaient en intelligence. Ceci impliqua une gestation plus courte dans le ventre maternel pour permettre l'accouchement. Par conséquent, les hommes viennent au monde avec une apparence embryonnaire qui se maintient toute leur vie (dents courtes, pilosité rare, etc.). L'enfance, hors du sein maternel, est devenue longue et riche en stimulations ce qui ne fait qu'accroître l'intelligence technique des hommes. Les humains seraient au fond des êtres continuellement inaptes à habiter la nature de manière immédiate et doivent recourir à de nombreuses prothèses, comme les maisons et les villes, qui sont autant d'utérus artificiels.

            2) L'imitation et l'expression

            Nous distinguons les produits naturels et les produits artificiels. Parmi ces derniers, nous pouvons encore faire la différence entre les ouvrages de l'artisan et les œuvres de l'artiste. Selon Platon (République X), les artistes sont inférieurs aux artisans. L'artiste copie l'apparence du lit de l'artisan, alors que l'artisan copie le lit réel, c'est-à-dire l'archétype de tous les lits, leur essence (saisissable dans la définition "meuble pour dormir"). Ainsi l'artiste nous éloigne-t-il de la réalité pour nous plonger dans un monde d'illusion et est condamnable au même titre que les sophistes. Aristote, plus indulgent, accordera à l'imitation artistique une importance esthétique (l'œuvre est agréable) et cognitive (elle est instructive) (2). Quant à la technique de l'artisan, elle permet d'améliorer la nature, dans la mesure où elle facilite la vie.
            Platon et Aristote assimilent l'art à une imitation. Hegel revient sur cette définition. L'art n'imite pas la nature mais exprime la liberté humaine. Il n'est pas une activité d'enregistrement (mémoire) mais de création (imagination) (3). Dans cette perspective, l'artiste est supérieur à l'artisan puisqu'il s'émancipe davantage des contraintes naturelles. Voyons quelques effets de cette révolution conceptuelle. Pour Proust, "la vraie vie, c'est la littérature", c'est-à-dire que la vie proprement humaine est spirituelle et non animale. Par rapport au monde unique des contraintes et des habitudes, l'artiste rend visible une multiplicité de mondes ou de versions du monde (4). Pour Bergson également l'art nous émancipe de l'action routinière et nous permet de contempler la réalité. C'est le détachement de tel ou tel sens par rapport à l'action qui fait de nous des musiciens, des peintres ou des poètes (5). Enfin, d'après Oscar Wilde, "la nature imite l'art", c'est-à-dire que l'art forme notre regard sur la nature. C'est parce que les artistes nous enseigne la beauté des choses que nous les voyons (6).

            3) Le beau et le nouveau

            Le beau se définit par l'harmonie, l'équilibre, l'accord entre des éléments. Il est  différent de l'agréable qui est plus sensuel et porte sur tel ou tel élément. Les beaux-arts impliquent la vision ou l'audition, tandis que les arts d'agréments (gastronomie, cosmétique, etc.) engagent davantage les sensations tactiles, olfactives ou gustatives). Ce dernier domaine repose sur les préférences personnelles, tandis que les beaux-arts sont affaire de bon goût et sont moins subjectifs. Ils peuvent faire l'objet de débats.
            Le beau, renvoyant à la forme pour elle-même, s'oppose également à l'utile, où la forme vaut en vertu de sa fonction. Ainsi, les arts-appliqués (transport, mobilier) visent-il l'efficacité et les arts édifiants l'enseignement avant la beauté. Selon Hanna Arendt, l'art ne doit pas répondre à un besoin vital, comme les objets usuels. Il doit témoigner du passé et résister au temps qui passe (7).
            La beauté est donc opposée à l'utile. Mais l'on peut distinguer cette beauté, qualifiée de libre, de la beauté adhérente des objets techniques. La capacité qu'ont les objets de bien s'acquitter de leur fonction leur confère une beauté qualifiée d'adhérente (une belle automobile, un beau couteau, etc.). Selon Walter Benjamin, l'icône religieuse est l'ancêtre de l'oeuvre d'art et le produit industriel son héritier. Au cours de l'histoire, les objets ont perdu leur valeur cultuelle pour gagner en valeur d'exposition. Ils deviennent de plus en plus reproductibles et mobiles. L'oeuvre, au même titre que le produit, intègre notre quotidien, se démocratise tout en perdant son aura et son prestige (8).
            On distingue la qualité des objets en fonction de leur condition de production. L'oeuvre suppose un certain génie quand le produit ne dépend que du métier. Le génie est à la base de l'inspiration, "folie dispensée par les dieux" selon Platon ou don de la nature d'après Kant. L'ingéniosité, le talent, la créativité ne s'apprennent pas et ont une origine mystérieuse. Mais pour Nietzsche, le génie est un leurre. C'est le métier dissimulé.
            On distingue cependant deux phases dans la productions. Dans l'industrie ou l'ingénierie, on réalise un produit mécaniquement, à partir d'une idée, d'une forme, d'une recette que l'on applique. Dans l'art, ou même le bricolage, on improvise, on avance à l'aveuglette, sans programme, en restant attentif aux choses, à la matière qui prendra une forme imprévue, en inventant, en détournant les usages.
            Le génie et le métier, l'art et la technique, sont confondus dans la pratique. La sérendipité, où découverte fortuite, consiste à trouver ce qu'on ne cherchait pas en ne trouvant pas ce qu'on cherche. Elle consiste à savoir tirer profit du hasard et à rester attentif aux détails surprenants. Pasteur insiste sur le fait que l'imprévisibilité parle à ceux qui ont une certaine attente lorsqu'il affirme que « le hasard ne favorise que des esprits préparés ».

            4) Le travail

            le travail, au sens général, est à l'origine de la production humaine. Le terme vient du latin tripalium, signifiant trois pieux et désignant un instrument de torture. La dimension laborieuse et douloureuse du travail se traduit, dans la bible, par son interprétation comme punition contre le péché originel. Son rejet dans la Grèce antique à motivé l'utilisation d'esclave afin que les aristocrates soient libérés des travaux de maintenance et aient des activités plus nobles (science, art, politique). Aujourd'hui, c'est la machine qui est censée nous libérer des travaux pénibles.
            Paradoxalement, le travail est devenu une valeur centrale du monde moderne. Pour Saint Paul, le travail devint important pour lutter contre nos mauvais penchants et pour notre évolution morale. Il représente une sorte de rachat par la peine. On considère aussi que le travail permet le développement de la personne et de la civilisation. Tout comme l'enfant devient adulte par l'apprentissage, l'homme quitte l'état de nature par le travail. Bataille distingue deux négations effectuées par le travail, celle du monde par la fabrication d'objets (poiesis) et celle de notre animalité par l'éducation et la morale (praxis). De même, Marx remarque que l'homme agit sur la nature extérieure mais aussi sur sa propre nature. Mais la question qui se pose alors est celle de savoir si le travail développe une faculté innée, l'essence humaine, ou bien s'il la crée et la transforme comme l'affirme le transhumanisme.
            Si le travail permet le développement, il doit à terme améliorer la société, comme l'affirme la doctrine du progrès. Selon Hegel, l'esclave, en tant qu'il se développe dans le travail, doit être amené à égaler son maître. Mais pour Marx, cette égalité ne saurait aller de soi, car le travail moderne ne permet pas toujours de se développer. Au contraire, l'organisation scientifique du travail, entraîne une aliénation, une prolétarisation, une parte de savoir faire et d'épanouissement personnel. Il faut selon lui distinguer la division sociale du travail et la division technique. Dans toute société, les différents corps de métier se complètent et la spécialité de chacun profite à tous. Pour A. Smith, la forte spécialisation liée à l'industrialisation permet l'épanouissement singulier de chacun et l'enrichissement général de la société qui profite de toutes ces compétences. Cependant, l'organisation scientifique et la séparation de la conception et de l'exécution amène une division non pas du travail mais du travailleur. L'ouvrier devient un instrument des machines conçues par les ingénieurs.
            Le fordisme a étendu ce modèle productif à la consommation, afin d'absorber l'abondance entraînée par l'augmentation de la productivité. L'espace social et naturel se trouvent dès lors rationalisés dans le sens de l'économie marchande avec pour conséquence une standardisation des modes de vie, une perte de savoir-vivre, un malaise général et un contrôle totalitaire du travail et du loisir.
            Le modèle de l'organisation centralisée permettant cette surveillance est incarné par le panoptique de Bentham. Il s'agit d'une prison où les prisonniers sont isolés dans des cellules individuelles parfaitement transparentes et distribuées dans un bâtiment circulaire. Au centre, se trouve une tour d'observation imposante. Seulement, le surveillant est dissimulé par des persiennes. Ainsi les prisonniers savent-ils qu'ils sont observables mais ignorent s'ils sont actuellement observés. Ils intériorisent donc le regard que l'on peut porter sur eux de façon permanente (10).
            La société disciplinaire se caractérise par l'asymétrie de la relation entre un centre ou un sommet et la périphérie ou la base (rapport ville et campagne ou chaîne télévisée et téléspectateurs). Le modèle du réseau permet la réciprocité et la transversalité. Chacun est à la fois émetteur et récepteur. Ce modèle permet à première vue d'assurer plus d'égalité. Seulement, la société de contrôle ou bio-politique se caractérise par un mode microscopique mais invasif de gouvernance qui permet de dominer discrètement au cœur d'une apparente liberté (virus, propagande, rfid).


            B. L'Expérience (aisthesis)

            1) La perception

            La perception suppose cinq sens que l'on peut classer selon leur portée : la vue, l'audition, l'odorat, le toucher, le goût. La sensation porte sur le ceci singulier, l'ici et le maintenant, le contexte actuel. Elle renseigne sur le monde extérieur, à la différence des émotions ou des sensations kinesthesiques (sensations de nos mouvements).
            La perception suppose également les idées ou concepts généraux qui permettent d'organiser les sensations. Ainsi, en dépit du changement de l'apparence des choses, selon leur évolution, ou mes propres mouvements, je leur confère une identité, une permanence. Je peux déambuler dans une architecture, celle-ci restera toujours la même, en dépit des différentes perspectives que j'ai sur elle (1).
            Habituellement les perceptions permettent de rendre compte du monde. Mais il se peut que l'on se trompe dans l'illusion. Un miroir peut donner l'impression qu'une pièce est plus grande qu'elle n'est en réalité. Dans ce cas, on ne doit pas remettre en cause les sensations elles-mêmes, mais leur interprétation au niveau des concepts. Bien que les illusions soient occasionnelles, le platonisme a qualifié l'ensemble de nos perceptions d'illusions, en vue de valoriser la science par rapport au sens commun. Contrairement aux empiristes, les rationalistes considèrent qu'aucune connaissance ne peut venir des sens. Je perçois que le soleil se lève et se couche et en conclut qu'il tourne. Or la science m'apprend qu'en réalité c'est moi qui tourne. Je perçois une table blanche et dure. Mais il s'agit en réalité de particules et d'ondes que je perçois ainsi en vertu de ma conformation physique.
            Toutefois, on peut considérer les connaissances ordinaires et scientifiques non comme contradictoires mais complémentaires. L'illusion d'optique n'est plus alors une erreur mais un point de vue, celui de l'homme normal distinct de celui du scientifique. La perception du carrelage ondulant au fond de la piscine, par exemple, est compatible avec les lois de l'optique. Réduire le monde à l'approche scientifique lui ôterait d'ailleurs toute poésie et toute humanité.
            Nous pouvons considérer notre perception comme le résultat d'habitudes. Une série de perceptions sont unifiées par un concept (théorie de l'association). Se servir un verre d'eau, par exemple, correspond à une suite connue de sensations et d'actions. Ainsi, la perception s'appuie-t-elle sur un apprentissage. L'organisation du monde repose sur une organisation mentale (2). Cependant, rien ne me garantit que le monde soit conforme à cet assemblage opéré par mon esprit. Le monde serait alors dans mon âme comme représentation. Nous retrouvons ici le doute des rationalistes quant à la fiabilité de nos perceptions sensibles.
            Nous pouvons considérer au contraire que nous percevons non pas des parties du mondes que nous organisons mais d'abord des ensembles, tels qu'ils sont, que nous pouvons ensuite analyser (théorie de la forme). Entendre une mélodie n'est pas assembler des notes pour former une phrase musicale mais entendre cette phrase pour ensuite la diviser en notes. Ainsi le monde n'est pas dans la tête, mais il est la traduction physiologique et psychique de l'organisation physique, comme le fichier numérique est la traduction de la musique enregistrée. Ainsi le point de vue ordinaire n'est-il pas moins vrai que l'explication scientifique. Il est juste différent.
2) La forme et la matière

            La forme (lat. forma, moule) est ce qui est simple, statique et en repos alors que la matière (lat. materia, bois) est complexe, dynamique et en mouvement. La matière peut prendre différentes formes (plasticité). La forme peut se retrouver dans différentes matières. On fait plusieurs gâteaux avec un même moule. Une partition musicale ou un plan architectural peuvent donner lieu à plusieurs concerts équivalents ou plusieurs bâtisses identiques. De même, un concept, comme le nom d'une personne, permet de l'identifier à travers ses différentes apparitions. 
            La forme signifie concrètement l'aspect général d'une chose (morphé), son contour, ce qui la distingue sur un fond de choses environnantes. Plus philosophiquement et plus abstraitement encore, c'est le concept permettant d'unifier les sensations (eidos). La première définition peut être qualifiée de concrète. C'est par exemple le visage de tel ou tel homme que l'on perçoit.  Tandis que la seconde, plus abstraite, plus conceptuelle, désigne l'homme en général, l'humain.
            La matière désigne communément les parties constituantes d'une choses. Elle s'obtient par une division qui part du sensible (le bois tangible de la maison) et atteint les constituants ultimes (la celluloses, les atomes, les particules) (3). En philosophie, la matérialité est parfois assimilée à la sensibilité (le chaud, le rouge, le rugueux).
            Aristote a interprété le vivant à partir des notions de matière et de forme. Pour lui, le monde sublunaire ici-bas est matériel, ce qui suppose du désordre, du mouvement, de la variation, de l'instabilité, de la contingence, de la diversité, de la singularité. Mais la matière tend à se hisser vers les formes supra-lunaires qui sont les idées éternelles et parfaites, les essences des choses (l'homme en général, le chêne, le vautour, etc.). Ainsi, les êtres vivants naissent-ils de la matières (graine, embryon, etc.) et croissent pour prendre forme. Dans le monde sublunaire, cette progression reste imparfaite et les individus périssent. Ils ne peuvent se perpétuer qu'à travers leur progéniture et l'espèce. Aristote qualifie de monstre ce qui échoue à prendre la bonne forme et reste trop éloigné du modèle.

            3) Temps et espace

            Pour Kant, le temps et l'espace ne sont pas des choses mais des idées, des formes, qui permettent de penser les choses dans un cadre. L'idée de temps est le cadre des phénomènes internes ou psychiques (volonté, souvenir, imagination, calcul, etc.) et externes (mouvement, événements, faits, choses, états, etc.). Par contre, l'idée d'espace ne s'applique qu'aux phénomènes externes ou physiques. Le temps et l'espace peuvent être mesurés grâce à des étalons, comme les astres ou les horloges, le mètre ou les parties du corps.
            Mais il faut distinguer ce temps objectif et commun de la durée subjective. Le temps scientifique et social est une spatialisation (cadran de l'horloge) de la durée. Il y a une différence entre le trajet d'une aiguille sur un cadran et notre expérience du temps qui passe plus ou moins rapidement, selon que l'on s'ennuie ou que l'on s'amuse. L'instant dans le temps est créé sur le modèle du point, le moment sur celui du segment et le temps lui-même sur celui de la ligne. Nous situons le passé avant l'avenir sur une ligne, mais c'est toujours dans la durée présente que nous nous souvenons du passé et imaginons l'avenir. Ce présent fuit, glisse instantanément dans le passé et nous sommes le plus souvent perdus dans le passé ou l'avenir (4).
            Pour saisir la durée, il faut considérer, selon Husserl, le présent non comme un instant mais comme un moment qui dure, un halo, à mi chemin entre le passé immédiat (ré-tension) et le futur immédiat (pro-tension). On peut parler de schème sensori-moteur, puisque la sensation laisse résonner le phénomène à peine passé et l'action-réflexe nous dispose à agir. Nous entendons la mélodie de manière active comme un tout, en nous souvenant du début et anticipant la suite, et non comme une suite de note.
            Pour Bergson, ce n'est pas la mémoire et l'imagination qui créent la continuité entre chaque instant en les associant. Notre attention découpe le moment présent dans la durée en fonction de notre intérêt, comme on saisit un segment entre les deux pointes d'un compas. Le passé d'un individu, comme l'histoire d'une société, commence là où s'arrête notre intérêt pratique (5).
            Nous venons de distinguer le temps, discontinu et mesurable, du tout de la durée. Il faut de même distinguer l'espace géométrique mesurable et l'étendue continue. Cette dernière est en quelque sorte l'espace personnel, notre champ indécomposable d'action et de puissance. Dire "je suis à Nantes", au lieu de dire "je suis ici", c'est insister sur l'accessibilité pour moi de tous les points de la ville. Nous situons les lieux et les objets dans l'espace mathématique par la pensée.  Mais du point de vue de l'étendue subjective, ce sont les objets, comme les ponts ou les escaliers, qui créent les lieux et les espaces (6). L'espace ne change pas dans la mesure ou la distance entre deux villes reste la même à différentes époques. Mais l'étendue elle se contracte grâce à l'évolution des transports et des moyens de communication. Considérer les choses du point de vue de l'espace, en architecte géomètre, donne lieu à une philosophie de l'errance, du partout pareil. Au contraire, la pensée de l'étendue est une pensée de l'enracinement dans des lieux hétérogènes (profane/sacré, privé/public, proche/lointain) en fonction de nos affects et de notre culture.


III. EPISTÉMOLOGIE.
           
            Episteme signifie science en grec et l'épistémologie désigne la philosophie des sciences au sens restreint. Dans un sens plus large, le terme désigne la philosophie de la connaissance, qu'elle soit ordinaire ou scientifique.

            A. Le langage.

            Le langage est la faculté humaine d'exprimer la pensée par signes. Au sens large, il désigne tout système de signes destiné à transmettre un message (communication animale, patrimoine génétique, etc.). Toutefois, on peut refuser de confondre langage et signal, ce dernier ne supposant pas la pensée humaine. Pour Descartes, seul l'homme pense et donc possède un langage. Les hommes privés d'organe vocal trouvent toujours le moyen de s'exprimer par des signes quelconques. Quant aux signaux animaux ils ne sont que des mouvement naturels mécaniques issus des passions et sont sans rapport avec le langage (1).
            Pour Benveniste, le signal animal est global, indécomposable, alors que le langage humain possède une double articulation et des règles de formation. Les morphèmes sont des unités signifiantes (para-pluie) et sont eux-mêmes composés d'unité physiques, les phonèmes (p-a-r-a). L'articulation des phonèmes et des morphèmes  permet de générer une infinité de propositions. Les animaux, eux, n'utilisent que quelques signaux dictés par l'instinct (2).
            Le langage est la faculté humaine de communiquer par signes et se confond avec la raison (logos signifie à la fois "discours" et "raison", et le terme "logique" désigne le langage de la raison). Cependant, nous distinguons différentes espèces de langage : les langues, qui varient en fonction du contexte spatial, temporel, social, etc. mais restent traduisibles en tant qu'elles obéissent à la logique. Quant à la parole, elle désigne l'actualisation personnelle de la langue, selon l'ordre des mots, le contexte, l'intonation, le rythme, les gestes, etc.
            Le langage est constitué de signes possédant différentes fonctions : La fonction esthétique est liée à l'apparence du signe lui-même et au média utilisé (peinture, sons, etc.). Puis, il y a les fonctions théoriques destinées à transmettre une information. Le signe est mis à la place d'une chose ou d'un groupe de choses désignées (référence) et transmet un message, une idée, un sens littéral (dénotation) ou imagé (connotation). Le mot "chat" est mis à la place d'un animal et suggère l'idée d'un animal domestique. Enfin, les fonctions pratiques, rhétoriques ou performatives consistent à faire ou faire faire quelque chose en s'exprimant. L'émetteur à une intention précise, comme vouloir séduire, effrayer, enseigner, etc (illocutoire). Quant au récepteur, il va réagir (fuite, achat, réponse, etc.) plus ou moins conformément au désir de l'émetteur (perlocutoire) (3).

            1) Les pensées.

            Nous avons vu que le langage exprime une idée. On peut d'ailleurs penser quelque chose sans l'exprimer, ce qui revient presque à se parler à soi-même. Cependant, mots et pensées diffèrent. Le mot "orange" à plusieurs sens (homonymie) ; et une idée peut être exprimée de différentes façons équivalentes (synonymie), par exemple avec les mots "chat", "cat", "gato", "Katze". On pourrait toutefois considérer que mots et pensées sont la même chose et considérer que la synonymie repose seulement sur l'équivalence  entre des termes et l'homonymie sur le rapport d'un terme avec d'autres selon le contexte. Mais nous faisons dans la pratique une différence entre penser quelque chose, de manière nodale, et l'exprimer sous forme linéaire ou, inversement, entre lire ou écouter et comprendre.
            Il est possible de modifier les pensées d'autrui en utilisant les signes, ce que montre l'éducation ou la propagande. Le langage peut aisément devenir une arme et un instrument de domination. Ceux qui maîtrisent mal les langues se retrouvent en général soumis au pouvoir des experts (magistrats, prêtres, savants) (4).


            2) Les choses

            Le langage, en plus d'exprimer des idées (sens), désigne des choses (références). Peut-être connaissons-nous d'autant plus de choses que nous maîtrisons les mots. Les inuits sont capables de désigner et percevoir neuf nuances de blancs. La perception des couleurs de l'arc en ciel diffère selon les cultures et les langues. Chaque spécialiste (médecin, œnologue, parfumeur, musicien, etc.) aura une perception d'autant plus riche qu'il possédera de vocabulaire. Faire des études revient en grande partie à apprendre des mots.
            Pour Bergson, au contraire, les langues font obstacle à la connaissance du réel, dans la mesure où nous ne voyons pas les choses mêmes mais des étiquettes collées sur elles. La langue est issue des besoins du groupe et traduit les choses les plus connues et les plus banales. Nous restons aveugles à l'expérience de la nouveauté, en ce qui concerne les objets mais également nos états d'âme. Nous perdons les nuances pour nous attacher aux aspects impersonnels. Il faut donc admettre que le langage à la fois nous permet d'organiser nos perceptions et nous prive d'en saisir la particularité.
            Il y a plusieurs types de rapports entre les signes et le réel. Les signes arbitraires et conventionnels sont ceux que nous utilisons dans le langage (symboles). Il n'y a aucun rapport entre le mot "rose" et la rose et il faut apprendre à associer ces deux choses dissemblables. En revanche, certains signes imitent la réalité, comme un dessin, un geste ou un son (icônes). Enfin, il y a des signes naturels causés par les choses mêmes, comme les nuages annonçant la pluie (indices).
            Si les symboles linguistiques ne ressemblent pas aux choses, leur organisation cependant peut imiter celle des choses. Un énoncé est vrai quand il s'organise conformément à l'ordre des choses. Dire "Mozart est en vie" est faux dans la mesure où l'état de fait décrit n'existe pas. Cet énoncé a toutefois un sens, dans la mesure où il respecte la syntaxe, tandis qu'une phrase insensée comme "vert est où" n'a aucune chance d'être vraie.
            On peut voir le rapport entre les mots et les choses de manière plus poétique et moins scientifique. La langage permet d'accéder à une réalité plus haute et plus profonde que ce que dissimule l'habitude. Il fait apparaître des aspects que notre quotidien efface.

            B. La vérité

            1) Les croyances

            Nos pensées, idées ou croyances (en un sens non religieux) sont vraies ou fausses selon qu'elles se trouvent confirmées ou réfutées par d'autres croyances ou par les faits. Quand une croyance n'a été ni confirmée ni réfutée, alors on l'appelle une opinion. Certains domaines, comme l'art, la religion, ou la politique, semblent reposer davantage sur l'opinion que la vérité.
            Le premier critère de vérité est la cohérence ou validité qui garantit le sens d'une proposition. La proposition "si les œufs ont des cheveux alors ils peuvent être chauves" a un sens et est logiquement vraie ou valide, bien qu'elle ne corresponde à aucune réalité. Par contre, une proposition contradictoire, comme "j'ai aimé vivre dans la ville où je ne suis jamais allé" est contradictoire et logiquement fausse. On en comprend encore le sens mais on en saisit aussi l'absurdité. Quant à la proposition "vert est où", qui trahit totalement la syntaxe, elle n'a aucun sens et ne peut même pas apparaître valide ou contradictoire.
            La logique est l'étude de la validité des rapports entre les termes les plus généraux du langage : le sujet "quelque chose" et son prédicat "être quelque chose", les quantificateurs "tout, quelques et un", la négation "ne pas", les connecteurs "et, ou, si...alors", les modes "nécessaire, possible, actuel". Le but de la logique est d'établir a priori, indépendamment du contenu, comme en algèbre, les combinaisons vraies ou fausses.
            Le second critère de vérité est la correspondance ou exactitude entre les croyances et les faits. Il faut en général répondre au premier critère de vérité, la cohérence, pour espérer répondre au second de correspondance. Certaines théories restent invérifiables ou infalsifiables par les faits (la psychanalyse, le marxisme, etc.) mais restent des hypothèses explicatives utiles. On considère habituellement que les sciences dures (physiques) ont plus de chance que les sciences molles (humaines) d'être exactes, en vertu de la régularité et de la testabilité des phénomènes naturels comparés aux phénomènes psychosociaux, puisque les hommes sont libres et imprévisibles et ne peuvent pas, moralement parlant, être soumis à n'importe quelle expérience.

            2) Les méthodes
            La recherche de la vérité, dans les domaines scientifiques et philosophiques, est liée à la méthode employée. Dans la vie de tous les jours, nous arrivons assez bien à distinguer le vrai du faux. La première méthode, inspirée du sens commun, est l'observation directe. Mais il faut admettre qu'un grand nombre de nos connaissances nous viennent du témoignage d'autrui, auquel il nous faut faire confiance, et que nous sommes loin d'avoir tout expérimenté par nous-mêmes. L'observation peut également se faire à l'aide d'instruments (balance, thermomètre, microscope, stéthoscope, etc.) qui sont souvent plus fiables que nos sens. En science sociale, l'observation peut reposer sur le sondage ou l'entretien.
            La méthode inverse de l'observation est la réflexion (conjecture, hypothèse, spéculation). La perception directe ou le témoignage d'autrui sont laissés de côté, et l'on s'intéresse à la structure ou au système physique ou social, indépendamment du vécu individuel. Dans ce cas, seules l'imagination et la raison sont utiles, et l'on préférera les fictions rationnelles au témoignage de la perception. Par exemple, le principe d'inertie chez Galilée ne correspond à aucune observation qu'il aurait pu faire mais présente un avantage théorique (simplicité), tout comme sa conception héliocentrique du système solaire.
            La méthode expérimentale articule l'observation et la réflexion. On observe d'abord les phénomènes, puis on émet une hypothèse explicative, et enfin on pratique l'expérimentation qui permet de tester l'hypothèse. Lorsque l'expérience n'est pas absolument concluante, on peut quantifier la marge d'erreur grâce aux probabilités.
            L'histoire des science suggère une conception dialectique ou évolutionniste de la vérité. Les vérités d'une époque deviennent des opinions passées à mesure qu'elles sont remplacées par des vérités plus satisfaisantes. Einstein a remplacé Newton qui a remplacé Galilée qui a remplacé Aristote (6).
            Il existe enfin une conception existentielle de la vérité, qui n'est ni celle du quotidien ni celle des sciences, mais qui est plus proche d'une conception religieuse. On trouve, de Pascal à Heidegger, la défense d'une intuition profonde, d'une attitude particulière, d'une perception authentique (la durée, l'angoisse, etc.) qui rend compte de notre rapport véritable au monde, derrière les apparences de l'opinion courante ou des constructions savantes.




NOTES ETHIQUE

           
            (1) "Quand bien même je ne conteste pas (...) qu'on puisse (...) gagner de l'argent honnêtement (...), que la morale et l'économie, le devoir et l'intérêt puissent parfois et souvent aller dans la même direction, je ferai simplement observer que, dans toutes les situations où c'est le cas, il n'y a par définition (...) aucun problème moral (...). Je me demande si ce qu'on appelle ordinairement éthique d'entreprise, (...) ce n'est pas l'art de résoudre ce type de problèmes (...) qui ne se pose pas. (...) Notre action (dans ce cas) pour conforme qu'elle soit à la morale, n'a pourtant, comme dirait Kant, aucune valeur morale - puisqu'elle est accomplie par intérêt, et que le propre de la valeur morale d'une action (...) c'est le désintéressement (A. Comte-sponville, Le capitalisme est-il moral, 2004).        
            (2) «Tout le monde doit convenir que pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation, il faut qu’une loi implique en elle une absolue nécessité, qu’il faut que ce commandement : "Tu ne dois pas mentir", ne se trouve pas valable pour les hommes seulement en laissant à d’autres êtres raisonnables la faculté de n’en tenir aucun compte, et qu’il en est de même de toutes les autres lois morales proprement dites ; que par conséquent le principe de l’obligation ne doit pas être ici cherché dans la nature de l’homme, ni dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure » (Kant, Préface aux Fondements de la métaphysique des moeurs, 1785).
            (3) "Tu ne tueras point. Tu ne commettras point d'adultère. Tu ne déroberas point. Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain. Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras point la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain" (Exode, Décalogue, -XIII).
            "Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux » (Matthieu 7, 12).
            "Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, (...) et je m'abstiendrai de tout mal et de toute injustice (...). Dans quelque maison que je rentre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur (...).  Quoi que je voie ou entende (...) je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué" (Serment d'Hippocrate, -Ve siècle).
            (4) "Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage (...). Chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. A la vérité, son intention en général n'est pas en cela de servir l'intérêt public (...), il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté (...), il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions" (A. Smith, La richesse des nations, 1776).
            (5) Cf. également : "Loi de finalité (...) : Les productions industrielles qui possèdent (...) un caractère de noblesse et qui sont de nature à aider l'homme à progresser, ou qui sont susceptibles d'avoir une influence salutaire dans le domaine social, jouiront d'un préjugé favorable (...). Loi de probité : l'esthétique industrielle implique honnêteté et sincérité dans le choix des matières et des matériaux employés" (Jacques Vienot, Charte esthétique industrielle, 1953).
            "Un design honnête ne cherche jamais à falsifier la valeur réelle de l'innovation de son produit. En plus, un design vraiment honnête n'essaye jamais de manipuler le consommateur avec des promesses d'une d'utilité de nature apocryphe et inaccessible à la réalité physique du produit (...). Un bon design doit contribuer de manière significative à la préservation de l'environnement par la conservation des ressources et en minimisant la pollution physique et visuelle au cours du cycle de vie du produit (...)" (Les dix principes du "bon design" selon Dieter Rams).
            (6) "Art 1. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune (...). Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui" (Déclaration des droits de l'homme, 1789).       
            (7) "Le coefficient d'adversité des choses, dit Sartre, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la position préalable d'une fin que surgit ce coefficient d'adversité. Tel rocher qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même - s'il est même possible d'envisager ce qu'il peut être en lui-même - il est neutre, c'est-à-dire qu'il attend d'être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire" (Sartre, L'Etre et le néant, 1943).


NOTES ESTHETIQUE : Arts

            (1) "La Phusis (la nature) a en soi cette possibilité de s'ouvrir qui est impliquée dans la production, par exemple la possibilité qu'a la fleur de s'ouvrir dans la floraison. Au contraire, ce qui est produit par l'artisan ou l'artiste, par exemple la coupe d'argent, n'a pas en soi la possibilité de s'ouvrir impliquée dans la production, mais il l'a dans un autre, dans l'artisan ou dans l'artiste" (Heidegger, Essais et conférences).
            (2) "La poésie semble bien devoir en général son origine à deux causes, et deux causes naturelles. Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est très apte à l'imitation et c'est au moyen de celle-ci qu'il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations (...) ; des êtres dont l'original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l'image exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres" (Aristote, Poétique, 1, 4, 7).
            (3) "En prétendant que l'imitation constitue le but de l'art, que l'art consiste par conséquent dans une fidèle imitation de ce qui existe déjà, on met en somme le souvenir à la base de la production artistique. C'est priver l'art de sa liberté, de son pouvoir d'exprimer le beau" (Hegel, Esthétique).
            (4) "Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu'il y a d'artistes originaux, nous avons des mondes à notre disposition (...) ; ce travail de l'artiste (...), c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détournés de nous-mêmes, l'amour propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie" (Proust, A la recherche du temps perdu, 1913-1927)
            (5) "Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot, dit-il : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu'il nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir (...). De loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d'attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d'agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d'agir ; ils perçoivent pour percevoir - pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d'eux-mêmes (...), ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes" (Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934).
            (6) "Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés (...). On ne voit quelque chose que si l'on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l'existence. A présent les gens voient des brouillards, non parce qu'il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets" (Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge).
            (7) "En raison de leur éminente permanence, les œuvres d'art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du monde ; leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels, puisqu'elles ne sont pas soumises à l'utilisation qu'en feraient les créatures vivantes, utilisation qui, en effet, loin d'actualiser leur finalité - comme la finalité d'une chaise lorsqu'on s'assied dessus - ne peut que les détruire" (H. Arendt, Condition de l'homme moderne, 1951).
            (8) "La production artistique commence par des images qui servent au culte. On peut supposer que l'existence même de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles sont vues (…), certaines statues de dieux ne sont accessibles qu'aux prêtres dans la cella, et certaines Vierges restent couvertes presque toute l'année, certaines sculptures de cathédrales gothiques sont invisibles si on les regarde du sol. A mesure que les différentes pratiques artistiques s'émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer. Un buste peut être envoyé ici ou là ; il est plus exposable par conséquent qu'une statue de dieu, qui a sa place assignée à l'intérieur d'un temple. Le tableau est plus exposable que la mosaïque ou la fresque qui l'ont précédé » (Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, 1939).
            (10) "(...) à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part (...). Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible (...). De là, l'effet majeur du panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir (...). Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible (tour centrale) et invérifiable (persiennes) (...). Dispositif important, car il automatise et désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards (...). Grâce à ses mécanismes d'observation, il gagne en efficacité et en capacité de pénétration dans le comportement de hommes ; un accroissement de savoir vient s'établir sur toutes les avancées du pouvoir (...)" (M. Foucault, Surveiller et punir).



NOTES ESTHETIQUE : Expérience

            (1) La perception suppose la conception en tant qu'activité organisatrice du divers sensible. "Prenons pour exemple, nous dit Descartes, ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs, dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
            Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoi qu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure ; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure" (Méditations métaphysiques)". Ainsi l'apparence sensible de la cire peut-elle changer à travers le temps, je continue de percevoir néanmoins la même cire grâce à mon esprit qui assemble ces différentes sensations entre elles.
            Voyons avec Merleau-Ponty une expérience similaire lorsque moi-même je me déplace autour d'un volume : "Du point de vue de mon corps, je ne vois jamais égales les six faces du cube, même s'il est en verre, et pourtant le mot "cube" a un sens, le cube lui-même, le cube en vérité, au delà de ses apparences sensibles, a ses six faces égales. A mesure que je tourne autour de lui, je vois la face frontale, qui était un carré, se déformer puis disparaître, pendant que les autres côtés apparaissent et deviennent chacun à leur tour des carrés. Mais le déroulement de cette expérience n'est pour moi que l'occasion de penser le cube total avec ses six faces égales et simultanées ; la structure intelligible qui en rend raison" (Phénoménologie de la perception, 1945).
            (2) La perception suppose des acquis, des habitudes qui enrichissent notre conception. Toute expérience d'une chose a un savoir latent se rapportant à cette chose précisément. L'expérience ne serait pas expérience de cette chose-ci prise dans son unité et son identité si nous n'avions pas d'abord un concept de ce dont nous faisons l'expérience. Ce cadre de l'expérience naît des expériences passées. Il s'est constitué au fur et à mesure de notre apprentissage. C'est ce que met en valeur le problème de Molyneux : "Supposez un aveugle de naissance qui soit présentement homme fait, auquel on ait appris à distinguer par l'attouchement un cube et un globe, du même métal, et à peu près de la même grosseur, en sorte que lorsqu'il touche l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. Supposez que le cube et et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue. On demande si en les voyant sans les toucher, il pourrait les discerner et dire quel est le globe et quel est le cube (...). Non : car, bien que cet aveugle ait appris par expérience de quelle manière le globe et le cube affectent son attouchement, il ne sait pourtant pas encore que ce qui affecte son attouchement de telle ou telle manière, doive frapper les yeux de telle ou telle manière, ni que l'angle avancé d'un cube qui presse sa main de manière inégale, doive paraître à ses yeux tel qu'il paraît dans le cube" (Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain). Autrement dit, on ne perçoit pas immédiatement les choses, en vertu de notre conformation physique uniquement, mais grâce à un apprentissage.
            (3) « les molécules n'ont pas de couleur, les atomes ne font pas de bruit, les électrons n'ont aucun goût, et les corpuscules ne sentent même rien (...). Dans la physique, telle qu'elle est couramment présentée, ce sont les données des sens qui apparaissent comme des fonctions des objets physiques : quand telles ondes affectent l'œil, nous voyons telles couleurs etc. Mais ce sont les ondes qui sont en fait inférées à partir des couleurs, et non l'inverse" (Russell, Mysticisme et logique). Autrement dit, lorsque nous disons « le soleil brille », nous devrions dire « cette lumière est solaire ». « Des gens disent qu'ils voient le soleil, précise Russel ; mais ceci signifie seulement que quelque choses a franchi les 93 millions de milles qui nous séparent du soleil, pour produire un effet sur notre rétine, sur notre nerf optique et sur notre cerveau. Cet effet, qui se produit là où nous sommes, n'est certainement pas identique au soleil tel que se le représentent les astronomes. En effet, le même effet pourrait provenir d'autres causes : théoriquement, un globe incandescent de métal fondu pourrait être suspendu dans une position qui le ferait paraître, à un observateur donné, semblable au soleil. Et cela au point qu'il n'y aurait aucune différence entre l'effet produit par ce globe hypothétique et celui produit par le soleil. Le soleil est donc une inférence que nous faisons à partir de ce que nous voyons, et non cette réelle plaque brillante qui fait partie de notre conscience immédiate" (Russel, L'esprit scientifique). Nous comprenons donc que la matière, qui est cause de notre perception (le soleil, les ondes, etc.), est en fait conçue pour expliquer les formes que nous percevons.
            (4) Selon Saint Augustin, il n'y a pas réellement de passé et de futur mais une présence du passé (mémoire) et une présence du futur (imagination). Donc tout repose sur le présent. Pascal exprime cet état de façon tragique : "Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le temps passé pour l'arrêter comme trop prompt, si imprudemment que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient" (Pensées). Le passé et l'avenir appartiennent donc au présent, même si nous ne nous en rendons pas compte. Le  passé est en nous, comme souvenir, comme habitude ou comme inconscient. On retrouve cette idée par exemple chez Bergson, Proust ou Freud. C'est aussi dans le présent que se trouve en réalité notre avenir, avec  les espoirs et les craintes qui donnent son sens à ce présent.
            (5) Pour Bergson, comme pour Husserl, le présent est un moment plus qu'un instant. Mais il insiste bien sur la continuité entre les parties du temps (son approche du temps est moins associationniste que gestaltiste). Bergson refuse d'accorder au présent une priorité sur les autres temps. Pour lui la durée place sur un pied d'égalité tous les instants. "Nous inclinons à nous représenter notre passé comme de l'inexistant, et les philosophes encouragent chez nous cette tendance naturelle. Pour eux et pour nous, le présent seul existe par lui même : si quelque chose survit du passé, ce ne peut être que par un secours que le présent lui prête, par une charité que le présent lui fait, enfin, pour sortir des métaphores, par l'intervention d'une certaine fonction particulière qui s'appelle la mémoire et dont le rôle serait de conserver exceptionnellement telles ou telles parties du passé en les emmagasinant dans une espèce de boîte. – Erreur profonde ! erreur utile, je le veux bien, nécessaire peut-être à l'action (intelligence), mais mortelle à la spéculation (intuition). (...) Mon présent, en ce moment, est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais il en est ainsi parce qu'il me plaît de limiter à ma phrase le champ de mon attention. Cette attention est chose qui peut s'allonger et se raccourcir, comme l'intervalle entre les deux pointes d'un compas. Pour le moment, les pointes s'écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de ma phrase ; mais, s'il me prenait envie de les éloigner davantage, mon présent embrasserait, outre ma dernière phrase, celle qui la précédait : il m'aurait suffit d'adopter une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention qui serait indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase précédente, toutes les phrases antérieures de la leçon, et les événements qui ont précédé la leçon, et une portion aussi grande qu'on voudra de ce que nous appelons notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé est donc, sinon arbitraire, du moins relative à l'étendue du champ que peut embrasser notre attention à la vie. Le « présent » occupe juste autant de place que cet effort. Dès que cette attention particulière lâche quelque chose de ce qu'elle tenait sous son regard, aussitôt ce qu'elle abandonne du présent devient ipso facto du passé. En un mot, notre présent tombe dans le passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel. Il en est du présent des individus comme de celui des nations : un événement appartient au passé, et il entre dans l'histoire, quand il n'intéresse plus directement la politique du jour et peut être négligé sans que les affaires s'en ressentent. Tant que son action se fait sentir, il adhère à la vie de la nation et lui demeure présent. Dès lors, rien ne nous empêche de reporter aussi loin que possible, en arrière, la ligne de séparation entre notre présent et notre passé. Une attention à la vie qui serait suffisamment puissante, et suffisamment dégagée de tout intérêt pratique, embrasserait ainsi dans un présent indivisé l'histoire passée tout entière de la personne consciente" (ibid.). Ainsi la distinction entre les différents temps est purement relative. Elle dépend seulement de l'étendue de notre attention.      
            (6) « ce n'est pas le pont qui d'abord prend place en un lieu pour s'y tenir, mais c'est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu (...). Les espaces que nous parcourons journellement sont ménagés par des lieux dont l'être est fondé par des choses du genre des bâtiments (…)" (M. Heidegger, Essais et conférences, "Bâtir habiter penser", Gallimard 58).




NOTES EPISTEMOLOGIE

            (1)  "C'est une chose bien remarquable, qu'il n'y ait point d'homme si hébétés et si stupide, sans en excepté même les plus insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire, en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. Car on voit qu'il n'en faut que fort peu pour savoir parler ; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les animaux d'une même espèce, aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfait de son espèce, n'égalât en cela un enfant des plus stupide, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent des passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage ; car s'il était vrai, puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent au nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu'à leur semblables" (Descartes, Discours de la méthode, 1637).
            (2) "Le message des abeilles ne se laisse pas analyser. Nous n'y pouvons voir qu'un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de l'objet relaté. Mais il est impossible de décomposer ce contenu en ses éléments formateurs, en ses morphèmes, de manière à faire correspondre chacun de ces morphèmes à un élément de l'énoncé. Le langage humain se caractérise justement par là. Chaque énoncé se ramène à des éléments qui se laissent combiner librement selon de règles définies, de sorte qu'un nombre assez réduit de morphèmes (par exemple, « para-pluie ») permet un nombre considérable de combinaisons, d'où naît la variété du langage humain, qui est capacité de tout dire. Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes, éléments de signification, se résolvent à leur tour en phonèmes (exemple, p-a-r-a-p-l-u-i), éléments d'articulation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l'assemblage sélectif et distinctif fournit les unités signifiantes. Ces phonémes vides, organisés en systèmes, forment la base de toute langue. Il est manifeste que le langage des abeilles ne se laisse pas isoler de pareils constituants ; il ne se ramène pas à des éléments identifiables et distinctifs » (E. Benveniste, Problèmes de linguistique général, 1966).
            (3) "Supposons que je dise par exemple : "un lion s'est échappé du zoo et rode affamé dans la ville". L'énonciation en tant que telle d'une proposition sensée est un acte locutoire (signification) ; mais en disant cela aux habitants de la ville en question, je peux vouloir les avertir du danger qu'ils courent et en avertissant j'accomplis un acte illocutoire (valeur). Ceci dit, l'avertissement en question peut inquiéter, effrayer, voire déclencher un mouvement de panique que je n'avais pas voulu, ni même prévu ; à ce propos on peut parler d'acte perlocutoire (effet) d'avoir déclenché un mouvement de panique"(JJ Rossi, La Philosophie analytique). Voir aussi J. Austin, Quand dire c'est faire.
            (4) Noam Chomsky, dans Le Monde Diplomatique d'aout 2007, décrit ce qu'il appelle la fabrique du consentement : "Dans les années trente, la règle de la propagande nazie consistait, par exemple, à choisir des mots simples, à les répéter sans relâche, et à les associer à des émotions, des sentiments, des craintes. Quand Hitler a envahi les Sudètes en 1938, ce fut en invoquant les objectifs les plus nobles et charitables, la nécessité d'une "intervention humanitaire" pour empêcher le "nettoyage ethnique" subi par les germanophones, et pour permettre que chacun puisse vivre sous "l'aile protectrice" de l'Allemagne, avec le soutien de la puissance la plus en avance du monde dans le domaine des arts et de la culture.
            En matière de propagande, si d'une certaine manière rien n'a changé depuis Athènes, il y a quand même eu aussi nombre de perfectionnements. Les instruments se sont beaucoup affinés, en particulier et paradoxalement dans les pays les plus libres au monde :  le Royaume Uni et les Etats Unis. C'est là et pas ailleurs, que l'industrie moderne des relations publiques, autant dire la fabrique de l'opinion, ou la propagande, est née dans les années vingt.
            Ces deux pays avaient en effet progressé en matière de droits démocratiques (vote des femmes, liberté d'expression etc.) à tel point que l'aspiration à la liberté ne pouvait plus être contenue par la seule violence d'Etat. On s'est donc tourné vers les technologie de la fabrique du consentement. L'industrie des relations publiques produit, au sens propre du terme, du consentement, de l'acceptation, de la soumission. Elle contrôle les idées, les pensées, les esprits. Par rapport au totalitarisme, c'est un grand progrès : il est beaucoup plus agréable de subir une publicité que de se retrouver dans une salle de torture".
            En 1977, lors de sa leçon inaugurale au collège de France, Roland Barthes dément de manière provocatrice le présupposé qui associe naïvement l'exercice  de la langue à celui de la raison et de la liberté : "la langue est tout simplement fasciste », affirme-t-il. A propos du contraste entre la maîtrise du discours des magistrats et la pauvreté du langage de l'accusé dans l'affaire Dominici (un paysan condamné à mort en 1954 pour meurtre puis gracié), il prétend que le procès a volé "son langage à un homme au nom même du langage", que "tous les meurtres légaux commencent par là". Par ailleurs, Roland Barthes étudie les signes qui à travers le cinéma, la publicité, les journaux etc. envahissent et structurent inconsciemment le champ social. Comme l'affirme Bourdieu le langage représente, manifeste et symbolise l'autorité : "il y a une rhétorique caractéristique de tous les discours d'institution, c'est-à-dire de la parole officielle du porte parole autorisé s'exprimant en situation solennelle, avec une autorité qui a les mêmes limites que la délégation de l'institution ; les caractéristiques du langage des prêtres et des professeurs et, plus généralement, de toutes les institutions, comme la routinisation, la stéréotypisation et la neutralisation, découlent de la position qu'occupent dans un champ de concurrence ces dépositaires d'une autorité déléguée" (Ce que parler veut dire). Le langage est donc associé à la distribution des places et des hiérarchies qui assurent l'exercice du pouvoir dans la société.
            (5) "Nous ne voyons pas les choses mêmes, affirme Bergson ; nous nous bornons le plus souvent à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou triste, est-ce bien bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les milles nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? (...) Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et, fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes" (Le Rire).
            (6) Bachelard, dans La Formation de l'esprit scientifique (1938), introduit les notions d'obstacles et de ruptures épistémologiques pour analyser la relation entre une théorie périmée et une théorie neuve : "Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en terme d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est  là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais ce qu'on pourrait croire mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation".


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