mercredi 9 avril 2014

TRAVAILLER ENSEMBLE


Les conditions de travail ont énormément évolué les siècles derniers, tout comme notre cadre de vie en général, du fait d'une forte mécanisation. Le travail, en tant qu'il structure la société, doit être "analysé" avec précaution, afin de respecter la qualité de notre existence. Comment caractériser l'évolution moderne du travail ? Comment les individus peuvent-ils s'organiser entre eux dans ce contexte de forte mutation ? Quels sont les écueils à éviter ? Quels rapports fondamentaux faut-il conserver ?

Le travail est à la fois enraciné dans la nécessité naturelle et à la fois émancipé de la nature. Le travail se trouve en continuité avec la nature (cueillir, chasser, bâtir) et, en même temps, en discontinuité (autodiscipline, savoir-faire, ornementation, invention, anticipation, communication, etc.). Les grecs distinguaient le travail de l'esclave, en grande partie domestique, et celui de l'homme libre, essentiellement intellectuel. Aujourd'hui, nous distinguons les secteurs primaire d'extraction, secondaire de transformation et tertiaire de gestion. Cela ne signifie pas pour autant que tous les ouvriers sont des esclaves ni tous les cadres des hommes libres. Le produit du travail est autant objectif (biens, services) que subjectif, à travers la production de soi (objectivation, réalisation de soi) dans la société. Par le travail, au sens le plus large du faire, l'homme se réalise à ses propres yeux, comme aux yeux des autres. Un travail qui ne permet pas cette réalisation peut être considéré comme aliénant. Ajoutons que nous pouvons nous réaliser aussi par le jeu, la paresse, et toute activité émancipée du travail au sens courant (emploi). Le travail est devenu dans nos sociétés une valeur dominante, en même temps que largement en péril (ce qui a de la valeur est peut-être toujours en péril). Il détermine notre statut social, nous inclut ou nous exclut (chômage, handicap, retraite, étude). Il est quantifié monétairement, l'argent pouvant même devenir la motivation principale. Il n'est plus alors seulement question avec le travail de se maintenir dans la nature mais aussi d'exister symboliquement dans la société. La société moderne se caractérise par le rôle prépondérant joué par le travail et l'argent (professionnalisation et monétarisation de toute chose) dans la reconnaissance sociale. L'anthropologue Malinowski distinguait deux types d'échanges chez les Tobriandais (Nouvelle-Guinée) : économiques (biens primaires) et symboliques (objets statutaires, comme les bijoux et les parures). De même, dans notre société, un grand nombre d'objets et de pratiques (aliment, habit, habitat, transport, culture, etc.) débordent le cadre utilitaire pour une valeur signifiante en tant que marqueurs sociaux (J. Baudrillard, Economie politique du signe). En même temps, ces choses possèdent une valeur économique monétaire importante.
Nos sociétés produisent également de nombreux métiers abstraits de gestion, de service, d'animation, de management, de conception etc. Le travail se dématérialise à mesure que la machine remplace les hommes ou que les travaux manuels sont éloignés hors des grandes villes, dans les banlieues et les pays pauvres ou à des horaires exceptionnels (éboueurs, techniciens de surface, etc.). Beaucoup d'entre nous évoluent dans une sphère coupée du concret, dans la mesure ou nous achetons de la nourriture, des vêtements, des logements, des outils, de l'énergie produits par des inconnus. Néanmoins, nous ne saurions nous émanciper de notre propre corps et ce quelque soit notre métier. Même assis devant un ordinateur, notre corps est soumis à rude épreuve (souffrances ophtalmiques, dorsales, nerveuses), même si l'effort est moindre que pour les travailleurs de force.

Abordons maintenant plus précisément la question du travail avec autrui. L'homme est un animal politique (Aristote) et plus généralement social. Le travail humain ne peut avoir lieu que dans le cadre d'un ouvrage collectif, même lorsque le travailleur est momentanément solitaire. Il use des outils d'un peuple et son ouvrage tend à s'adresser aux autres. Le travail ne produit pas uniquement des choses mais aussi des relations ; pas seulement des biens mais aussi du lien. A travers le travail, des échanges ont lieu qui scellent des rapports entre les individus. Ces échanges ne sont pas uniquement fondés sur un calcul donnant-donnant mais également sur le principe du don-contre don, lequel échappe à toute quantification (M. Mauss). Celui-ci instaure un rapport d'obligation symbolique et affectif. Ainsi le travail ne saurait être évalué qu'en termes techniques d'ergonomie et de productivité. Il possède une dimension éthique liée à la convivialité des rapports évaluables qualitativement en terme de bien-être. Ainsi, les espaces ouverts et partagés, par exemple, même s'ils résolvent des questions de gestion de l'espace, peuvent en même temps poser des problèmes d'ordres conviviaux. Remarquons que l'apparition du numérique et de la télématique amènent certains bouleversements. Elle surajoute à l'espace réel une organisation dématérialisée qui néanmoins pose des problèmes d'ergonomie (interface homme-machine), de productivité (mécanisation des tâches intellectuelles) et de convivialité (virtualisation des relations).
Nous pouvons distinguer deux types d'organisations humaines : en groupe et en série (Sartre). Dans le groupe, les individus s'autodéterminent et créent un sujet collectif, dans la mesure où les opérateurs sont également les décideurs. Au contraire, dans la série, les opérateurs sont passifs, isolés (sinon physiquement du moins "politiquement") et déterminés par une structure extérieure (aménagement, management, etc.). Dans le groupe, les outils et les décisions appartiennent à tous et à chacun, et le profit est réparti équitablement. Cependant, en vertu d'une solidarité étroite entre les membres du groupe, ceux-ci peuvent pâtir d'une trop forte interdépendance. C'est là qu'il faut reconnaître à la série la possibilité de laisser à chacun une certaine autonomie.
L'ère industrielle se caractérise par une mécanisation des forces et des rapports de production. La division sociale du travail classique, selon les métiers, est complétée par une division technique, selon les tâches, qui menace de réduire les métiers à de vulgaires emplois. Le travail à la chaîne isole les travailleurs les uns des autres ainsi que de leurs finalités. Le travail industriel entraîne un grand nombre d'effets souvent mal maîtrisés : accélération des cadences, dilatation des échelles, etc. L'ordinateur individuel, en tant qu'il concentre la surface de travail sur l'écran et restreint les mouvements, permet une accélération similaire à n'importe quel poste de travail tayloriste. De nombreux aménagements ont dès lors été inventés pour palier aux difficultés de la mécanisation : la collaboration (Toyota), la culture d'entreprise (Mayo), le néo-management etc. Mais il s'agit moins au fond de ré-humaniser réellement le travail industriel que d'améliorer son efficacité, en intégrant la maîtrise des rapports informels de production qui échappaient à la quantification : autonomie, implication, transversalité, etc.
Nous retrouvons dans la structure du travail industriel l'individualisme caractéristique des sociétés modernes : le poste et l'écran permettent de généraliser les phases solitaires du travail (comme les écrans de télévision individualisent le divertissement dans les foyers). Cela permet également le développement du travail privé et parfois à domicile, avec l'expansion du télétravail. Le travail à domicile existait déjà dans l'artisanat, où l'on produisait et vendait parfois sur son lieu d'habitation. Dans ce cas, se mêlaient travaux domestiques, travaux rémunérés et rapports commerciaux. Nous assistons aujourd'hui, à cause en partie de l'explosion des nouveaux moyens de communication, à un effacement des frontières entre l'espace privé et l'espace public (messagerie, achat en lignes etc.).
Enfin l'individualisation du travail peut être comprise d'un point de vue hiérarchique, dans la mesure où l'expert-concepteur se dissocie dans l'industrie des opérateurs-exécutants. C'est-à-dire que les décisions sont prises isolément, sans consultation, lors de la planification du processus productif (c'est la même chose dans l'urbanisme).

Nous avons montré que le travail à la fois répond à une nécessité matérielle et produit des rapports sociaux. Puis nous avons montré comment le travail moderne intègre la quantification dans ce cadre matériel et social. L'explosion du tertiaire a aussi pour effet d'éloigner partiellement un grand nombre de personnes du monde concret. Mais la révolution numérique ne remet pas en cause l'articulation des rapports sociaux sur l'organisation matérielle. Nous avons distingué la structure en groupe, plutôt transversale, et la structure en série qui isole les individus. Cette dernière est accentuée par une division technique qui exige un ensemble de rectifications pour sauver un minimum de qualité au travail. En somme, nous pouvons reconsidérer la place de l'individu dans la production en observant des phénomènes de hiérarchisation, d'isolement et de privatisation inédits. Notre analyse succincte montre à la fois une évolution et des invariants dans la manière de travailler. La mécanisation à conduit à une parcellisation souvent efficace, mais il reste que le travail ne peut être abordé uniquement qu'en terme de productivité. Le travail participe de l'inscription de chacun dans le corps social et de son bien être en fonction de son rapport aux choses et aux autres.


Crédit photo : http://www.insee.fr/fr/insee-statistique-publique/default.asp?page=connaitre/histoire/1946-1961.htm